Correspondance de Voltaire/1755/Lettre 3060

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Correspondance de Voltaire/1755
Correspondance : année 1755GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 38 (p. 506-507).

3060. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL.
14 novembre
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Mon cher ange, je prends la liberté de vous adresser une lettre[1] pour l’Académie française, et pour monsieur son secrétaire, dont j’ignore le nom. J’envoie ma lettre sous l’enveloppe de M. Dupin, secrétaire de M. le comte d’Argenson. Je me suis déjà servi de cette voie pour vous faire tenir deux exemplaires corrigés de l’Orphelin de la Chine ; et je me flatte que vous les avez reçus. La lettre pour l’Académie et celle au secrétaire[2] sont à cachet volant, dans la même enveloppe. Pardonnez encore, mon cher et respectable ami, à cette importunité. La démarche que je fais est nécessaire, et il faut qu’elle soit publique. Elle est mesurée, elle est décente, elle est bien consultée, bien approuvée, et j’ose croire que vous ne la condamnerez pas. C’est un très-grand malheur que la publicité de ce manuscrit qui inonde l’Europe sous le nom de la Pucelle d’Orléans. Un désaveu modeste est le seul palliatif que je puisse appliquer à un mal sans remède. Je vous supplie donc de vouloir bien faire rendre au secrétaire de l’Académie le paquet que M. Dupin vous fera tenir, et qui part le même jour que cette lettre.

Cette maudite Jeanne d’Arc a fait grand tort à notre Orphelin ; il vaudrait bien mieux sans elle ; mais vous pouvez compter que ma vie est empoisonnée, et mon âme accablée depuis six mois. Je suis si honteux qu’à mon âge on réveille ces plaisanteries indécentes, que mes montagnes ne me paraissent pas avoir assez de cavernes pour me cacher. Aidez-moi, mon cher ange, et je vous promets encore une tragédies[3] quand j’aurai de la santé et de la liberté d’esprit. En attendant, laissez-moi pleurer sur Jeanne, qui cependant fait rire beaucoup d’honnêtes gens. Comment va le pied de Mme  d’Argental ? et pourquoi a-t-elle mal au pied ? Lekain m’a mandé que notre Orphelin n’allait pas mal. Vous êtes le père de l’Orphelin ; je voudrais bien lui donner un frère, mais seulement pour vous plaire. Mme  Denis vous fait les plus tendres compliments. Je baise les ailes de tous les anges.

  1. C’est la lettre 3058.
  2. La lettre au secrétaire de l’Académie (Duclos) manque.
  3. Apres l’Orphelin, Voltaire composa Tancrède ; mais il ne commença cette tragédie que le 22 avril 1759.