Correspondance de Voltaire/1755/Lettre 3068

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Correspondance de Voltaire/1755
Correspondance : année 1755GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 38 (p. 512-513).

3068. — À M. BERTRAND.
Aux Délices, 30 novembre.

Mes peines d’esprit, mon cher monsieur, sont aussi grandes que celles dont mon cœur est tourmenté. M. Polier de Bottens, instruit des chagrins que me donne l’édition de ce malheureux ouvrage si falsifié et si défiguré, me mande qu’il m’a prévenu par ses bons offices, et qu’il a assemblé le corps académique pour empêcher le débit de cette œuvre de ténèbres dans Lausanne. Il me mande aussi qu’il a écrit d’office à M. E…, membre du conseil souverain de Berne, pour le prier de faire à Berne les mêmes démarches qu’il a faites à Lausanne. On me confirme que l’édition qui parait est celle de Maubert. Je ne puis rien savoir de positif sur tout cela dans ma solitude, et dans mes quatre rideaux, au milieu de mes souffrances. J’aurais souhaité, en effet, qu’on eût pu prévenir le débit de cette rapsodie à Berne comme on l’a fait à Genève ; mais ce que je souhaite encore, c’est qu’il n’y ait point d’éclat. Je m’en rapporte, monsieur, avec confiance à votre amitié et aux bontés de Leurs Excellences, à qui M. de Paulmy[1] m’a recommandé. Il est certain que l’ouvrage, tel qu’il est, n’est pas le mien ; mais comme il y a, en effet, quelques morceaux qui m’appartiennent, tout estropiés qu’ils sont, et que j’ai fait à la vérité quelque chose sur ce sujet, il y a près de trente ans, vous sentez que le contre-coup retombe sur moi.

Vous savez l’horrible événement de Lisbonne, de Séville, et de Cadix. La ville de Lisbonne engloutie par un tremblement de terre, cent[2] mille âmes ensevelies sous les ruines, Séville endommagé, Cadix submergé pendant quelques minutes par le même tremblement : voilà un terrible argument contre l’optimisme. Il est honteux, dans des événements aussi épouvantables, de songer à ses affaires particulières.

Je vous embrasse tendrement.

  1. Le marquis de Paulmy, depuis la fin de 1748 jusqu’à celle de 1751, avait été ambassadeur en Suisse.
  2. Ce fut la première nouvelle. Mais dans son Précis du Siècle de Louis XV, Voltaire ne parle que de trente mille ; encore ce nombre est-il réduit de moitié par les auteurs de l’Art de vérifier les dates ; voyez tome XV, page 335.