Correspondance de Voltaire/1756/Lettre 3114

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Correspondance de Voltaire/1756
Correspondance : année 1756GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 38 (p. 547-548).
3114. — À MADAME LA DUCHESSE DE SAXE GOTHA[1].
À Monrion, 10 février 1756.

Madame, je ne sais si Votre Altesse sérénissime se ressouvient qu’elle voulait, dans sa dernière lettre, que je me fisse un peu théologien. J’ai tâché de prendre mes degrés pour vous plaire. J’ai fort augmenté mon sermon ; mais j’ai peur d’y avoir fourré quelque hérésie. Plus je réfléchis sur le mal qui inonde la terre, et plus je retombe dans ma triste ignorance. Je souhaite seulement que cet axiome : Tout est bien, se trouve vrai pour votre personne et pour toute votre auguste famille. Il me semble cependant que tout aurait pu être mieux pour vous, sans cette maudite bataille de Mulberg[2]. Mais enfin, malgré tous les maux que les querelles de religion répandirent autrefois sur votre maison, vous régnez paisiblement sur des États où vous êtes adorée, et Notre Altesse sérénissime ajoute la considération personnelle la plus distinguée aux respects que sa naissance et son rang lui attirent. Elle cultive son esprit par les lettres ; elle fait tout le bien qu’elle peut faire ; enfin le nouveau proverbe Tout est bien est vrai à Gotha.

On dit que tout est mal chez les Anglais, en Amérique, et chez les Français, sur mer. Les sauvages alliés de la France ont détruit et mis à feu et à sang philadelphie, capitale de la Pensylvanie, à ce que mande un jésuite Iroquois à un jésuite lorrain. Les Anglais se vengent en prenant tous les vaisseaux français qu’ils rencontrent. Le roi de Prusse les empêche au moins de se battre en Allemagne, et je crois que son dernier traité n’a pas déplu à votre nation.

Votre Altesse sérénissime croirait-elle que le roi de Prusse vient de m’envoyer un opéra en vers français de sa façon ? C’est ma tragédie de Mérope, qu’il m’a mise en vers lyriques. Je lui suis très-obligé de cette galanterie ; je lui aurais plus d’obligation s’il réparait le mal qu’on a fait dans Francfort à une dame respectable et à moi. Cette réparation serait plus glorieuse pour lui qu’un opéra. Mais ses injustices sont moins présentes à mon cœur que vos bontés.

Je suis bien fâché, madame, d’être loin de Votre Altesse sérénissime, et de n’être pas à portée de dire tous les jours à la grande maîtresse des cœurs combien je révère la vraie Dorothée[3], la plus respectable, la plus aimable princesse de la terre, à qui je serai attaché pour jamais avec le plus profond respect.

  1. Éditeurs, Bavoux et François.
  2. Gagnée en 1547 par Charles-Quint sur les protestants, commandés par l’électeur de Saxe Jean-Frédéric.
  3. Personnage de la Pucelle.