Correspondance de Voltaire/1756/Lettre 3126

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Correspondance de Voltaire/1756
Correspondance : année 1756GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 38 (p. 556-557).
3126. — À M. BERTRAND[1].
À Monrion, 28 février 1756.

J’avais, mon cher philosophe, un cruel redoublement de colique quand j’ai reçu vôtre lettre, ma consolation est donc que je n’aurai pas la colique dans l’autre monde, vraiment je l’espère bien, et j’en dis un petit mot dans mon sermon ; la question ne roule pas sur cet objet d’espérance, elle tombe uniquement sur cet axiome, ou plutôt sur cette plaisanterie : Tout est bien à présent, tout est comme il devait être, et le bonheur gènèral présent résulte des maux présents de chaque être. Or en vérité cela est aussi ridicule que ce beau mot de Possidonius, qui disait à la goutte : Tu ne me feras pas avouer que tu es un mal.

Les hommes de tous les temps et de toutes les religions ont si vivement senti le malheur de la nature humaine qu’ils ont tous dit que l’œuvre de Dieu avait été altérée.

Égyptiens, Grecs. Perses, Romains, tous ont imaginé quelque chose d’approchant de la chute du premier homme. Il faut avouer que l’ouvrage de Pope détruit cette vérité, et que mon petit discours y ramène, car si tout est bien, si tout a été comme il devait être, il n’y a donc point de nature déchue ; mais au contraire, s’il y a du mal dans le monde, le mal indique la corruption passée et la réparation à venir. Voilà la conséquence toute naturelle. Vous me direz que je ne tire pas cette conséquence, que je laisse le lecteur dans la tristesse et dans le doute. Eh bien ! il n’y a qu’à ajouter le mot d’espérer à celui d’adorer, et mettre :


Mortels, il faut souffrir,
Se soumettre, adorer, espérer, et mourir.


Mais le fond de l’ouvrage reste malheureusement d’une vérité incontestable. Le mal est sur la terre, et c’est se moquer de moi que de dire que mille infortunes composent le bonheur. Oui, il y a du mal, et peu d’hommes voudraient recommencer leur carrière, peut-être pas un sur cent mille, et quand on me dit que cela ne pouvait être autrement, on outrage la raison et mes douleurs. Un ouvrier qui a de mauvais matériaux et de mauvais instruments est bien reçu à dire : Je n’ai pu faire autrement ; mais mon pauvre Pope, mon pauvre bossu, que j’ai connu, que j’ai aimé, qui t’a dit que Dieu ne pouvait te former sans bosse ? Tu te moques de l’histoire de la pomme ! Elle est encore (humainement parlant, et faisant toujours abstraction du sacré), elle est plus raisonnable que l’optimisme de Leibnitz, elle rend raison pourquoi tu es bossu, malade, et un peu malin.

On a besoin d’un Dieu, qui parle au genre humain. L’optimisme est désespérant, c’est une philosophie cruelle sous un nom consolant. Hélas ! si tout est bien quand tout est dans la souffrance, nous pouvons donc encore passer dans mille mondes, où l’on souffrira, et où tout sera bien ; on ira de malheurs en malheurs, pour être mieux, et si tout est bien, comment les Leibnitziens admettent-ils un mieux ? Ce mieux n’est-il pas une preuve que tout n’est pas bien ? Eh ! qui ne sait que Leibnitz n’attendait pas ce mieux ? Entre nous, mon cher monsieur, et Leibnitz et Shaftesbury, et Bolinghroke, et Pope, n’ont songé qu’à avoir de l’esprit. Pour moi, je souffre et je le dis ; et je vous dis avec la même vérité que j’ai grande envie d’aller à Berne vous remercier de vos bontés et de celles de M. de Freudenreich. Vous savez toutes les nouvelles : tout est bien en France, Mme de Pompadour est dévote, et a pris un jésuite pour confesseur. V.

  1. Magasin universel, 1838-1839, tome VI.