Correspondance de Voltaire/1756/Lettre 3145

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Correspondance de Voltaire/1756
Correspondance : année 1756GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 39 (p. 16-17).

3145. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL.
Aux Délices, 1er avril.

Je reçois votre lettre du 24 mars, mon divin ange ; que de choses j’ai à vous dire ! Mme d’Argental a toujours mal au pied ! et le messie Tronchin est à Paris ! Il dit que je suis sage et que je me porte bien : ah ! n’en croyez rien. Mon procureur dit qu’il m’avait envoyé une procuration : c’est ce qu’un procureur doit envoyer ; mais il n’en était rien avant vos bontés et avant que M. l’abbé de Chauvelin eût daigné employer auprès de lui son éloquence. J’écris[1] à M. l’abbé de Chauvelin pour le remercier ; je ne sais point sa demeure ; je lui écris à Paris.

Vous me parlez d’une Mlle Guéant[2] ; voilà ce que c’est que d’écrire trop tard ! les Bonneau[3] sont plus alertes. Un Bonneau m’a écrit, il y a un mois, pour Mlle Hus, et mon respect pour le métier ne m’a pas permis de refuser. J’ai signé ; j’ai donné Nanine à cette Hus ; ce n’est pas ma faute : je ne suis qu’un pauvre Suisse mal instruit.

On me défigure à Paris ; mon Petit Carême est imprimé d’une manière scandaleuse. La jérémiade sur Lisbonne et la Loi naturelle sont deux pièces dignes de la primitive Église ; Satan en a fait les éditions. À qui dois-je m’adresser pour vous faire tenir mes sermons avec les notes ? Parlez donc, écrivez donc un petit mot. Quand vous n’auriez pas eu la bonté de mettre à la raison mon procureur, je ne laisserais pas de songer pour vous à quelque drame bien extraordinaire, bien tendre, bien touchant, si Dieu m’en donne la force et la grâce. Mais que faire ? comment faire ? et à quoi bon travailler pour des ingrats ? Moi Suisse ! moi fournir la cour et la ville ! Je prêche Dieu, et on dit au roi que je suis athée. Je prêche Confucius, et on lui dit que je ne vaux pas Crébillon. Le roi de Prusse ne m’a pas traité avec reconnaissance, et on imprime une Religion naturelle où je le loue[4] à tour de bras Comment soutenir tous ces contrastes ? Heureusement j’ai une jolie maison et de beaux jardins ; je suis libre, indépendant ; mais je ne digère point, et je suis loin de vous, et je mourrai probablement sans vous revoir.

On me mande que les Anglais sont à Port-Mahon. On me mande que nos affaires de Cadix[5] sont désespérées, et vous ne me dites pas comment va votre petit fait ; vous me ferez prendre les tragédies en horreur. Mme Denis vous fait des compliments sans fin, et moi des remerciements et des reproches. Je vous embrasse. Je vous aime de tout mon cœur.

  1. Cette lettre nous est inconnue. (Cl.)
  2. Mlle Guéant était une jeune actrice d’une fiqure charmante, dit Grimm dans sa Correspondance littéraire du 1er octobre 1758. Née vers la fin de 1734, elle fut reçue le 12 décembre 1754 au Théâtre-Français, où elle avait paru, dès l’àge de trois et de six ans, dans des rôles d’enfants. Elle mourut, le 12 octobre 1758, de la petite vérole. (Cl.)
  3. Voyez la Pucelle, chant I, vers 54 et 60.
  4. La Harpe prétend que Voltaire, après ses brouilleries avec Frédéric, passa quelque temps chez la margrave de Baireuth : c’est une erreur ; il confond cette princesse avec la duchesse de Saxe-Gotha. Si Voltaire fût allé chez Wilhelmine après sa sortie de Potsdam, il n’eût pas dit à Frédéric, dans la lettre 2550 de (avril) 1753 : « Je suis au désespoir de n’être point allé à Baireuth. »
  5. Voyez les notes de la lettre 1889.