Correspondance de Voltaire/1756/Lettre 3176

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Correspondance de Voltaire/1756
Correspondance : année 1756GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 39 (p. 47-48).

3176. — À M.  THIERIOT.
À Monrion, le 27 mai.

Je crois, mon ancien ami, que le braiment[1] de l’âne de Montmartre est aux Délices. Je verrai ce que c’est, à mon retour dans cet ermitage. Ma nièce de Fontaine y arrive incessamment. J’aurais bien voulu qu’elle vous eût amené, et que vous aimassiez la campagne comme moi. Il y en a de plus belles que la mienne, mais il n’y en a guère d’aussi agréables. Je suis redevenu sybarite, et je me suis fait un séjour délicieux ; mais je vivrais aussi aisément comme Diogène que comme Aristippe. Je préfère un ami à des rois ; mais, en préférant une très-jolie maison à une chaumière, je serais très-bien dans la chaumière. Ce n’est que pour les autres que je vis avec opulence ; ainsi je défie la fortune, et je jouis d’un état très-doux et très-libre que je ne dois qu’à moi.

Quand j’ai parlé en vers des malheurs des humains mes confrères, c’est par pure générosité : car, à la faiblesse de ma santé près, je suis si heureux que j’en ai honte. Je vous aimerais bien mieux encore compagnon de ma retraite qu’éditeur de mes rêveries.

Les faquins qui poursuivent la mémoire de Bayle méritent le mépris et le silence. Je vous remercie de supprimer la petite remarque qui leur donne sur les oreilles. Tout le reste aura son passe-port chez les honnêtes gens. Il est vrai que cette seconde édition paraît bien tard, et qu’on a donné trop de temps aux sots pour répandre leurs préjugés sur la première. Celle-ci est aussi forte ; mais elle est mesurée et accompagnée de correctifs qui ferment la bouche à la superstition, tandis qu’ils laissent triompher la philosophie.

Je vous ai déjà mandé que je ne suis pas partisan de ce vers :


Tandis que de la grâce[2] · · · · · · · · · ·


mais que j’aime mieux un vers hasardé qu’un vers plat.

Je ne sais pas ce qu’on veut dire par les prétendues dissensions des Cramer[3] ; il n’y en a jamais eu l’ombre. Ce sont des gens d’une très-bonne famille de Genève, qui ont de l’éducation et beaucoup d’esprit ; ils sont pénétrés de mes bienfaits, tout minces qu’ils sont, et ont fait un magnifique présent à mon secrétaire. Ce secrétaire, par parenthèse, est un Florentin[4] très-aimable, très-bien né, et qui mérite mieux que moi d’être de l’Académie della Crusca.

Vous voilà donc moine de Saint-Victor[5] ; je l’ai été de Senones. J’ai travaillé avec don Calmet pendant un mois. Je travaille actuellement avec des calvinistes, et je m’en trouve bien, excommunication à part.

Mandez-moi où il faut vous écrire. Interea vale, et me ama.

  1. Les Pensées philosophiques d’un citoyen de Montmartre (1756, in-12) que le jésuite Sennemaud venait de publier contre les philosophes.
  2. Vers 21 de la Loi naturelle, troisième partie.
  3. Gabriel et Philibert Cramer ; voyez la lettre 3144 : Voltaire donnait sans aucune rétribution ses ouvrages aux frères Cramer.
  4. Colini.
  5. Abbaye supprimée en 1790, et démolie en 1813. (Cl.)