Correspondance de Voltaire/1756/Lettre 3203

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Correspondance de Voltaire/1756
Correspondance : année 1756GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 39 (p. 73-74).

3203. — À M.  THIERIOT.


Le succès fait la renommée[1].


Vous le voyez bien, mon ancien ami ; une lettre anonyme que je reçois, selon ma coutume, m’apprend qu’on imprime une critique dévote[2] contre mes ouvrages ; mais ces gens-là seront forcés d’avouer que je suis prophète. M.  le maréchal de Richelieu a bien voulu témoigner à son Habacuc le gré qu’il lui savait de ses prédictions en daignant me mander ses succès le jour de la capitulation. J’ai su sa gloire aux Délices avant qu’on la sût à Compiègne. Vous n’imagineriez pas ce que c’était que ce fort Saint-Philippe : c’était la place de l’Europe la plus forte. Je suis encore à comprendre comment on en est venu à bout. Dieu merci, vous autres Parisiens, vous ne regretterez plus M.  de Lowendahl. Votre damné vous a-t-il dit tout ce qui se passe en Allemagne ? Je regarde les affaires publiques à peu près du même œil dont je lis Tite-Live et Polybe.


Non me agitant populi fasces, aut purpura regum,
Aut conjurato descendens Dacus ab Histro.

(Vitg., Georg., lib. II, v. 495-97.)

J’attends, avec quelque impatience, le brillant philosophe d’Alembert[3] ; peut-être va-t-il plus loin que Genève, mais il y a apparence qu’il prendrait mal son temps. À l’égard du philosophe[4] un peu plus dur, dont vous me parlez, je crois ne qu’il ne sera heureux ni sur les bords de la Sprée, ni sur les bords de la Seine. On dit que ce n’est pas chose aisée d’être heureux :


· · · · · · · · · · · · · · · Hic est,
Est Ulubris, etc · · · · · · · · · · · · · · ·

(Hor., lib. I, epitre xi, v. 29.)


Je ne reçois que des lettres remplies d’indignation et de mépris pour ces insolents Mémoires de Mme  de Maintenon. Je vous avoue que c’est une espèce de livre toute neuve. Le faquin parle de tous les grands hommes, de tous les princes, comme s’il avait vécu familièrement avec eux, et débite ses impostures avec un air de confiance, de hauteur, de familiarité, de plaisanterie, qui en imposera aux barons allemands et aux lecteurs du Nord. On me conseille de le confondre dans quelques notes, au bas des pages du Siècle de Louis XIV, qu’on réimprime avec l’Histoire générale.

Si les Mémoires de ce Cosnac[5] sont imprimés, je vous prie de me les envoyer. Vous avez la voie sûre de M.  Bouret. Puis-je m’adresser à vous, mon ancien ami, pour les livres que vous jugerez dignes d’être lus ? Vous m’aviez promis les deux sermons[6] de Lambert.

Je ne vous ai point envoyé l’énorme édition des Cramer, parce que j’ai jugé que vous auriez presque en même temps celle[7] de Paris ; cependant, si vous en êtes curieux, je vous la ferai tenir. Il y a bien des fautes ; je suis aussi mauvais correcteur d’imprimerie que mauvais auteur. Interea vale et scribe, amice, amico veteri.

  1. Trente-sixième vers de la lettre du 3 mai 1756 à Richelieu.
  2. C’était peut-être quelque mandement. Du reste, ce fut vers cette époque que parut l’Anti-Naturaliste, ou Examen du poème de la Religion naturelle ; Berlin, 1756, in-8° de 21 pages.
  3. Il passa quelques jours aux Délices, avec Patu, dans le mois d’août suivant.
  4. Mupertuis.
  5. Daniel de Cosnac, né en 1626, évêque de Valence, puis archevêque d’Aix, mort en 1708.
  6. Les poëmes de la Loi naturelle et du Désastre de Lisbonne, dont une nouvelle édition paraissait depuis la fin de juin.
  7. Imprimée par Lambert, à qui Voltaire faisait présent de ses ouvrages comme aux Cramer.