Correspondance de Voltaire/1756/Lettre 3235

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Correspondance de Voltaire/1756
Correspondance : année 1756GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 39 (p. 110).

3235 — À M. LE COMTE D’ARGENTAL.
Aux Délices, 13 septembre.

Mon cher ange, vous vous êtes tiré d’affaire très-courageusement avec notre conseiller d’État. Cet Apollon-Tronchin n’aurait pas réussi à Paris comme l’Esculape-Tronchin. Notre Esculape nous gouverne à présent ; il y a un mois que la pauvre Mme de Fontaine est entre ses mains. Je ne sais qui est le plus malade d’elle ou de moi ; nous avons besoin l’un et l’autre de patience et de courage. Mme Denis espère que vingt-quatre mille Français passeront bientôt par Francfort ; elle leur recommandera un certain M. Freytag, agent du Salomon du Nord, lequel s’avise quelquefois de faire mettre des soldats, avec la baïonnette au bout du fusil, dans la chambre des dames. Je voudrais que M. le maréchal de Richclieu commandât cette armée. Puisque les Français ont battu les Anglais, ils pourront bien déranger les rangs des Vandales. Avez-vous vu le vainqueur de Mahon dans sa gloire ? S’est-il montré aux spectacles ? A-t-il été claqué comme Mlle Clairon ? On dit que Mme de Graffigny va donner une comédie grecques[1], où l’on pleurera beaucoup plus qu’à Cénie. Je m’intéresse de tout mon cœur à son succès ; mais des tragédies bourgeoises, en prose, annoncent un peu le complément de la décadence.

On dit que Marie-Thérèse est actuellement l’idole de Paris, et que toute la jeunesse veut actuellement s’aller battre pour elle en Bohême. Il peut résulter de là quelque sujet de tragédie. Je ne me soucie pas que la scène soit bien ensanglantée, pourvu que le bon M. Freytag soit pendu. On attend, dans peu de jours, la décision de cette grande affaire. On ne sait encore s’il y aura paix ou guerre. Le Salomon du Nord a couru si vite que la reine de Saba pourrait bien s’arrêter. La paix vaut encore mieux que la vengeance. Adieu, mon cher et respectable ami ; portez-vous mieux que moi, et aimez-moi.

  1. La Fille d’Aristide.