Correspondance de Voltaire/1756/Lettre 3240

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Correspondance de Voltaire/1756
Correspondance : année 1756GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 39 (p. 113-115).

3240. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL.
Aux Délices, 1er octobre.

Mon très-aimable ange, tout mon temps se partage entre les douleurs de Mme de Fontaine et les miennes. Je n’en ai pas pour rendre notre Africaine digne de vos bontés. Songez que,


pour ce changement
Vous ne donnez qu’un jour, qu’une heure, qu’un moment[1] !


Il me faut une année. Vous briseriez le roseau fêlé, si vous donniez actuellement un ouvrage si imparfait. Le succès des magots de la Chine est encore une raison pour ne rien hasarder de médiocre. Promettez à Mlle Clairon pour l’année prochaine, et soyez sûr, mon cher ange, que je tiendrai votre parole. Je ne sais si je me trompe, mais je crois que le vainqueur de Mahon gouvernera les comédiens en 1757[2] ; alors vous aurez beau jeu. Attendez, je vous en conjure, ce temps favorable. J’espère que notre Zulime paraîtra alors avec tous ses appas, et n’en parlera point. Il y a des choses essentielles à faire. C’est une maison dans laquelle il n’y a encore qu’un assez bel appartement. J’avoue que Mlle Clairon serait honnêtement logée, mais le reste serait au galetas. Laissez-moi, je vous en supplie, travailler à rendre la maison supportable. Je serai bientôt débarrassé de cette Histoire générale a laquelle je ne peux suffire. Un fardeau de plus me tuerait, dans le triste état où je suis. Enfin je vous conjure, par l’amitié que vous avez pour moi, et qui fait la consolation de ma vie, de ne rien précipiter. Je vous aurai autant d’obligation de cette précaution nécessaire que je vous en ai de vos démarches auprès de mon héros. Je reconnais bien la bonté de votre cœur à tout ce que vous faites ; mais vous pouvez compter beaucoup plus sur Zulime que je ne dois me flatter sur les choses[3] dont vous me parlez à la fin de votre lettre. Il n’y a pas d’apparence, mon cher et respectable ami, que les rancuniers perdent leur rancune. Je ne prévois pas d’ailleurs que je puisse, à mon âge, quitter une retraite dont je ne peux me défaire, et qui est devenue nécessaire à ma situation et à ma santé ; mais je ne veux avoir d’autre idée que celle de pouvoir encore vous embrasser, avant de finir ma vie douloureuse.

Mme de Fontaine est mieux aujourd’hui. Les deux sœurs et l’oncle se disputent à qui vous aimera davantage : mais il faut qu’on me cède.

Il court un nouveau manifeste du Salomon du Nord : il est fort long ; vous en jugerez. Il paraît qu’on ne peut guère se conduire plus hardiment dans des circonstances plus délicates.

On me mande que votre archevêque[4] fait un tour dans le pays d’Astrée et de Céladon ; il en reviendra avec les mœurs douces du grand druide Adamas[5].

Adieu ; on ne peut être plus pénétré que je le suis de la constance généreuse de votre amitié. Vous sentez qu’il est nécessaire à mon être de vous revoir encore ; mais je le souhaite bien plus que je ne l’espère.

  1. Racine, Andromaque, acte IV, scènç iii.
  2. Richelieu, premier gentilhomme de la chamhre, fut effectivement d’année en 1757.
  3. D’Argental et Richelieu songeaient alors, mais bien inutilement, à faire revenir l’auteur de la Henriade à Paris.
  4. Christophe de Beaumont, d’abord exilé à Conflans, sa maion de plaisance, fui ensuite relégué momentanément au château de la Roque et a la Trappes (Cl)
  5. On lit Atamas dans les éditions de Kehl : l’édition de M. Renouard porte Adamas, vrai nom d’un prince des Druides dans l’Astrée. La Fontaine a dit dans son Cas de conscience :

    Le grand druide Adamas.