Correspondance de Voltaire/1756/Lettre 3258

La bibliothèque libre.
Correspondance de Voltaire/1756
Correspondance : année 1756GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 39 (p. 129).
3258. — À M.  THIERIOT.
Aux Délices, 10 novembre.

La vie est un songe, mon ancien ami ; Mme  de La Popelinière vient donc de finir le sien[1] ; je rêve encore un peu, mais je suis bientôt à bout. Notre grand Tronchin aurait guéri votre amie ; il a rendu la santé à Mme  de Fontaine, mais il n’en a pas fait autant à son oncle ; je suis perclus, pour le présent, de la moitié du corps. J’ai engagé M.  le duc de Villars à venir se faire guérir ici d’un petit rhumatisme ; nous l’avons crevé de truites et de gelinottes. Il s’en est retourné dans sa province avec la santé d’un athlète. Il n’en est pas de même de votre ancien ami : Je ne suis plus qu’une ombre paralytique. Il est triste de s’en aller pour jamais chacun de son côté, sans se revoir.

Si l’envie vous prend de faire un pèlerinage pour votre santé et de venir prendre des lettres de vie signées Tronchin, je vous hébergerai dans mon château de Gaillardin[2], aux Délices, ou à Monrion ; je vous voiturerai, je vous crèverai. Qu’allez-vous devenir à présent ? Logerez-vous chez la fille[3] du comte de Rochester, ou chez M.  de La Popelinière, ou chez les moines de Saint-Victor ?

Envoyez-moi toujours Philippe V[4]* et le bonhomme Derham ; joignez-y ce qu’il vous plaira de curieux. Je ne sais actuellement quels livres vous demander. Je suis si malade que je ne peux plus guère lire, et je fais plus de cas d’une prise de rhubarbe que de l’Énéide. Je ne crois pas même avoir la force de lire les excommunications de votre archevêque, ni les solécismes de la Sorbonne ; on dit qu’elle a mis supplicaturi, pour supplicaturos ; mais qu’ils soient ridiculi ou ridicidos, cela ne m’importe guère.

Mandez-moi quels beaux legs Mme  de La Popelinière vous a laissés, et quelle belle nouvelle action son mari a faite.

Si vous m’envoyez une cargaison de livres, adressez-la par la diligence à M.  Robert Tronchin, banquier à Lyon. Adieu, bonsoir, je n’en peux plus. En vérité, il faudrait revoir ses vieux amis. N’avez-vous pas par hasard soixante ans, et moi soixante-deux ? Allons, allons.

  1. Elle mourut vers le commencement de novembre 1756.
  2. Gaillardin (supposé en Brie) est le lieu de la scène des Vacances, comédie de Dancourt.
  3. La comtesse de Sandwich.
  4. Voyez la lettre 3247.