Correspondance de Voltaire/1757/Lettre 3285

La bibliothèque libre.
Correspondance de Voltaire/1757
Correspondance : année 1757GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 39 (p. 152-153).

3285. — DE M. LE COMTE D’ARGENSON[1].
6 janvier, à Versailles.

Hier au soir, sur les six heures un quart, le roi quitte monsieur le dauphin et madame la dauphine pour monter en carrosse et se rendre à Trianon. Au moment qu’il met un pied sur le marchepied et qu’il se retourne un peu de côté, en disant : « Un tel est-il là ? » un homme de cinq pieds six pouces pousse un des cent-suisses, s’avance, et par derrière donne un grand coup d’un instrument pointu au roi. Le roi se retourne : « Voilà un homme qui vient de me donner un furieux coup de poing. » Il porte alors la main sur la partie, et la voit tout humide de sang. « Je suis blessé, dit-il. Voilà le coquin qui a fait le coup : qu’on l’arrête ; mais qu’on ne lui fasse cependant point de mal. » En disant ces mots, il se rend dans sa chambre sans être soutenu, avec sang-froid et tranquillité, pour savoir ce que c’était que cette blessure.

Sur les discours du roi, M. de Verzeil, exempt des gardes du corps, l’arrête et lui dit ; « C’est toi, misérable, qui viens de blesser le roi ? — Oui, répond-il, c’est moi-même. » On le fouille, on lui trouve dans la poche un méchant morceau de bois, armé d’une pointe de fer, en forme de canif, de la longueur d’un pouce et demi, large de deux lignes, trente louis dans la poche, une Bible, pas un seul papier. Il était vêtu d’un méchant habit gris » veste rouge, culotte de panne, et avait le chapeau sur la tête. On a mis l’homme nu comme la main sans trouver sur lui d’autre renseignement. On a songé à lui attacher les mains ; dès qu’il a aperçu ce dessein : « Il ne faut pas de force, dit-il ; tenez, les voilà, » en les croisant derrière son dos. On l’a mené en prison, les fers aux pieds et aux mains.

Monsieur le garde des sceaux et monsieur le chancelier sont venus l’interroger. Ils lui ont demandé les raisons de son assassinat. Il a répondu que c’était son affaire, mais qu’il n’y aurait pas songé si on eût pendu quatre ou cinq évêques qui le méritaient. On lui a demandé si son arme était empoisonnée ; il a répondu qu’il n’y avait pas pensé seulement, et cela sur son âme. Il avait dans sa poche un Nouveau Testament in-12, d’une jolie édition ; on lui a demandé ce qu’il en faisait ; il a répondu qu’il y était fort attaché. On lui a demandé s’il était seul ; il a répondu que non, qu’il avait plusieurs complices, et que monsieur le dauphin aurait son tour. On l’a menacé ; il a répondu qu’on pouvait le tenailler, qu’il ne nommerait personne, et qu’il rapporterait tout à la gloire de Dieu et mourrait martyr.

On lui a dit pourquoi il n’avait pas pris une arme plus forte ; il a répondu qu’il n’était pas encore préparé, et qu’il avait compté de faire son coup le jour des Rois ; qu’il le préméditait depuis huit jours, sans avoir eu une occasion favorable ; qu’il était resté dans la cour et dans le froid terrible qui a gelé la Seine, depuis quatre heures jusqu’à six, à attendre le roi. La main ne lui a point tremblé ; cependant le roi n’a été blessé que légèrement, entre la troisième et quatrième côte ; l’instrument s’est arrêté sur la côte, et n’a pu aller plus loin. Le roi avait d’ailleurs une camisole de flanelle sur la peau, une chemise, une autre camisole, veste juste-au-corps, et un volant de velours noir. Le fer a encore porté sur les coutures, qui ont émoussé la pointe du canif, et la graisse du roi lui a été utile. Somme totale, la plaie sondée et examinée est sans le moindre danger actuel : point de fièvre, beaucoup de courage et de discours admirables. Je l’ai vu ce matin dans son lit. Toute la France est à Versailles. Le roi s’est confessé avec beaucoup de zèle. On lui a demandé ce qu’il voulait qu’on fît du scélérat. « Demandez-le, dit-il, à mon lieutenant, en montrant monsieur le dauphin ; car pour moi je lui pardonne de tout mon cœur. » Le roi n’a jamais été plus digne d’amour que dans cette circonstance. Il sera guéri après-demain ; il dort et est au mieux.

Le scélérat régicide n’est point encore connu. Il se dit d’Artois ; il se nomme Damiens, et aujourd’hui il a dit qu’il se nomme Lefeure. Il a annoncé d’avance que les tortures ne lui feraient rien avouer. Il a pris monsieur le garde des sceaux pour monsieur le chancelier, et lui a demandé pourquoi il avait quitté sa compagnie. Il a déclaré être de la religion catholique, apostolique et romaine. On lui a brûlé les pieds par essai ; il n’a rien avoué. On a changé de méthode ; on s’y prend avec douceur. On espère savoir bientôt qui il est. Il a dit avoir trente-cinq ans. Personne ne le voit ; il est dans la geôle de Versailles, ayant vingt gardes du corps dedans, et cinquante fusiliers des gardes françaises et suisses dehors.

Le parlement a demandé au roi la permission de s’assembler aux conditions qu’il lui plairait, pour venger cet assassinat. On rapporte là-dessus des choses admirables. Il paraît que cet assassin est un fanatique furieux, qui se persuade mériter le ciel par cette action.

  1. Éditeurs, Bavoux ot François.