Correspondance de Voltaire/1757/Lettre 3329

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Correspondance de Voltaire/1757
Correspondance : année 1757GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 39 (p. 185-186).

3329. — À MADAME LA DUCHESSE DE SAXE-GOTHA[1].
À Monrion, près de Lausanne, 5 mars.

Madame, quoi ! Votre Altesse sérénisme a la bonté de s’excuser de ne m’avoir pas honoré assez tôt d’une de ses lettres ! Elle sent de quel prix elles sont pour moi. Mais est-il possible qu’elle daigne être occupée de mon attachement pour elle, et du respectueux, du tendre intérêt que je prends à sa prospérité, tandis qu’elle se trouve au milieu des alarmes publiques et particulières, entourée d’armées, et embarrassée peut-être entre le danger de prendre un parti et celui de n’en prendre aucun ? Sa sagesse et celle de monseigneur le duc me rassurent contre les craintes que m’inspire la situation violente de l’Allemagne ; il se peut même, madame, que vos États trouvent quelque avantage dans le besoin que les deux partis auront des denrées de votre territoire. Les princes sages et modérés gagnent quelquefois au malheur de leurs voisins.

Je n’ai point ici la lettre du roi de Prusse, elle est dans ma retraite, auprès de Genève. Je passe tous les hivers auprès de Lausanne, ne pouvant être assez heureux pour les passer à vos pieds, et ne pouvant quitter une nièce qui s’est sacrifiée pour moi, et qui a quelque raison de n’oser voyager en Allemagne.

J’ai perdu, madame, le correspondant[2] qui me fournissait les nouvelles dont je faisais part à Votre Altesse sérénissime ; il est parti avant l’armée que la France envoie en Allemagne. Puisse cette armée contribuer à établir un nouveau traité de Vestphalie, qui assure la paix et la liberté, le plus précieux de tous les biens ! Mais qui peut savoir ce qui résultera de tous ces grands mouvements ? On prétend que le roi de Pologne a contre lui un violent parti dans la Pologne même, et que les Turcs pourraient bien empêcher les Russes de se mêler des affaires de l’Allemagne. Le comte d’Étrées vient d’être fait maréchal de France, avec sept autres. Le scélérat Damiens n’est pas encore jugé. Les malheurs de la Saxe produisent des banqueroutes dans toute l’Europe : j’en ai essuyé une violente ; les petits souffrent des querelles des grands. Recevez, madame, mon profond respect, et pardonnez au papier.

  1. Éditeurs, Bavoux et François.
  2. Le comte d’Argenson, tombé en disgrâce.