Correspondance de Voltaire/1757/Lettre 3488

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Correspondance de Voltaire/1757
Correspondance : année 1757GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 39 (p. 328-329).

3488. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL.
Aux Délices, 17 décembre.

Il faut que vous me pardonniez, mon cher ange ; je suis un bon Suisse qui avais trop pris les choses à la lettre. Vous me mandiez qu’on a plus de ménagements et plus de jalousies qu’un amant et une maîtresse, et que mes correspondances mettaient obstacle à un retour qu’on pourrait attribuer à ces correspondances mêmes. Daignez considérer que le temps où vous me parliez ainsi était précisément celui où le bon Suisse n’avait fait aucune difficulté d’avouer à Mme de Pompadour ces liaisons que je crus un peu dangereuses, sur votre lettre. Rien n’est assurément plus innocent que ces liaisons : elles se sont bornées, comme je vous l’ai dit, à consoler un roi qui m’avait fait beaucoup de mal, et à recevoir les confidences du désespoir dans lequel il était plongé alors. Je vous avertis que le roi de Prusse et l’impératrice pourraient voir les lettres que j’ai écrites à Versailles, sans que ni l’un ni l’autre pût m’en savoir le moindre mauvais gré. J’avais cru seulement que le désespoir où je voyais le roi de Prusse pouvait être un acheminement à une paix générale, si nécessaire à tout le monde, et qu’il faudra bien faire à la fin. Je ne m’attendais pas alors que nos chers compatriotes se couvriraient d’opprobre, et qu’une armée de cinquante mille hommes fuirait comme des lièvres devant six bataillons dont les justaucorps viennent à la moitié des fesses ; je ne prévoyais pas que les Hanovriens assiégeraient Harbourg, et qu’ils seraient plus forts que M. de Richelieu. Nous avons grand besoin d’être heureux dans ce pays-là, car nous y sommes en horreur pour nos brigandages[1], et méprisés pour notre lâcheté du 5 de novembre. Les Autrichiens disent qu’ils n’ont pris Breslau, et gagné la bataille, que parce qu’ils n’avaient pas de Français avec eux. Enfin nous n’avons d’appui en Allemagne que ces mêmes Autrichiens, qui se moquent de nous. Il faut espérer que M. de Richelieu rétablira notre crédit et notre gloire, et que les succès de Marie-Thérèse nous piqueront d’honneur. Si le roi de Prusse était tombé sur nous après sa victoire, nos armées découragées se seraient trouvées entre les Hanovriens enragés contre nous, et les Prussiens vainqueurs : il ne revenait peut-être pas un Français d’Allemagne. Je me flatte enfin que tout sera réparé. Vous voyez que je suis aussi bon Français que bon Suisse. Tout bon que je suis, j’ai toujours sur le cœur les quatre baïonnettes que ma nièce eut dans le ventre. J’aurais voulu que le roi de Prusse eût réparé cette infamie ; mais je vois qu’il est difficile de venir à bout de lui, même en lui prenant Breslau.

Au moment où je griffonne, la nouvelle vient de Francfort que nous avons été malmenés devant Harbourg ; je n’en veux rien croire : ce sont des hérétiques qui le mandent ; passons vite.

On a joué à Vienne l’Orphelin de la Chine ; l’impératrice l’a redemandé pour le lendemain ; voilà des nouvelles du tripot assez agréables. Le tripot de la guerre n’est pas si plaisant. Venons à l’article du portrait ; donnez-moi des dents et des joues, et je me fais peindre par Vanloo. En attendant, mon cher ange, envoyez aux charniers Saints-Innocents : mon effigie est là trait pour trait.

J’ai actuellement chez moi Mme d’Épinai, qui vient demander des nerfs à Tronchin. Il n’y a point là de salmigondis[2] ; cela est philosophe, bien net, bien décidé, bien ferme. Je la quitte pourtant, et je vais au Palais-Lausanne. Vous verrez, mon cher ange, des Écossais francisés, des Douglas qui ont des terres dans mon voisinage, qui ont un procès au conseil, au rapport de M. de Courteilles. Je baise pour eux le bout de vos ailes ; je vous demande votre protection. Mais vous ! vous ! vous avez une affaire[3] et point d’audience ; cela est drôle. Pour Dieu, expliquez-moi cela, et vale, et ama nos.

  1. Le maréchal de Richelieu levait alors des contributions énormes sur les peuples sans défense. Ce fut après cette campagne que Richelieu fit construire à Paris le fameux Pavillon de Hanovre, qu’on voit encore. (Cl.)
  2. Allusion à Mme de Montferrat.
  3. Il s’agissait sans doute de quelque réclamation de d’Argental, au sujet d’une maison brûlée par les Anglais dans une île voisine de la Rochelle.