Correspondance de Voltaire/1758/Lettre 3507

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Correspondance de Voltaire/1758
Correspondance : année 1758GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 39 (p. 347-348).

3507. — DE MADAME LA MARGRAVE DE BAIREUTH.
lettre des pandours au frère suisse.

Pourquoi nous nommez-vous vilains ? Nous pillons, nous saccageons, et nous sommes larrons privilégiés, cela est vrai. Sommes-nous en cela plus condamnables que ceux qui gouvernent le monde, que les auteurs qui dérobent les pensées d’autrui, et que les saints du paradis, qui, pour fonder des églises et des couvents, s’appropriaient les biens du peuple et des particuliers ? Non, assurément. Rendez-nous donc plus de justice, et souhaitez, au lieu de nous injurier, que les souverains de l’Europe suivent à l’avenir notre exemple : qu’ils deviennent aussi avides que nous de posséder vos lettres ; qu’ils apprennent, par leur lecture, à devenir philosophes, et pandours de la vertu. Si jamais nous avons le bonheur de vous attraper, nous tâcherons de piller votre esprit et vos connaissances, pour nous venger de votre mépris. Nos rossinantes seront alors métamorphosés en Pégases, et nous saurons bien, avec le secours d’une certaine dame qui se nomme Raison, vous empêcher de faire des neuvaines contre nous. Adieu.

P. S. J’ai reçu toutes vos lettres, et j’y réponds à la fois. Le plan de la comédie italienne[1] n’est pas tout à fait assez juste ; mais il me siérait mal de vouloir critiquer vos ouvrages. La sœur de Mezzettin n’ose se mêler que de ce qui la regarde ; et d’ailleurs il est bien dangereux d’entreprendre de jouer la comédie, puisqu’on risque d’être enlevé par les pandours, ou que les rôles ne soient interceptés. Il y a plus de quatre semaines que je n’ai aucunes nouvelles du roi. Il se peut qu’il m’ait écrit, ce que je crois très-sûrement ; mais je pense que ses lettres ont peut-être pris des routes qui ne conduisent pas ici.

On dit que les Français ont reçu un petit échec à Bremen, et qu’il y a eu sept mille hommes de battus. Les Suédois sont au pis en Poméranie. Leur cavalerie s’est retirée dans l’île de Rugen. L’infanterie est à Stralsund, où on les a bloqués et où on va les bombarder. Voilà tout ce que je sais. Mon frère de Prusse m’a adressé cette lettre[2] pour vous. Vous pouvez voir par la date combien les lettres arrivent régulièrement ici. Je plains votre aveuglement de ne croire qu’un dieu, et de renier J… Comment ferez-vous pour plaider votre cause ? Si quelque chose pouvait me divertir encore, ce serait de voir votre apologie. Adieu ; donnez-moi, je vous prie, de vos nouvelles, et surtout de celles de mon amant[3]. Veuille le ciel qu’elles soient bonnes !


Wilhelmine.

J’ai oublié de vous dire que c’est moi qui suis la pandoure. Je me suis méprise, et j’ai envoyé un papier blanc au roi au lieu de votre lettre, que j’ai retrouvée. Je l’ai fait repartir. Si elle arrive à bon port, vous aurez bientôt réponse.

  1. Ceci fait allusion à quelque passage d’une des lettres perdues. Peut-être s’agit-il d’un projet de paix. (B.)
  2. Elle est perdue, ainsi que toute la correspondance entre Voltaire et le prince Aususte-Guillaume, né en 1722, devenu prince royal en 1740, mort le 12 juin 1758.
  3. Le cardinal de Tencin, avec lequel elle voulait négocier la paix.