Correspondance de Voltaire/1758/Lettre 3529

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Correspondance de Voltaire/1758
Correspondance : année 1758GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 39 (p. 369-371).

3529. — À M.  D’ALEMBERT.
À Lausanne, 19 janvier.

Je reçois, mon cher philosophe, votre lettre du 11. Je vous dirai que je viens de lire votre article Géométrie. Quoique je sois un peu rouillé sur ces matières, j’ai eu un plaisir très-vif, et j’ai admiré les vues fines et profondes que vous répandez partout.

Je vous ai envoyé Hémistiche et Heureux[1], que vous m’avez demandés. Hémistiche n’est pas une commission bien brillante. Cependant, en ornant un peu la matière, j’en aurai peut-être fait un article utile pour les gens de lettres et pour les amateurs. Rien n’est à dédaigner, et je ferai le mot Virgule quand vous le voudrez. Je vous répète que je mettrai toujours avec grand plaisir des grains de sable à votre pyramide ; mais ne l’abandonnez donc pas, ne faites donc pas ce que vos ridicules ennemis voulaient ; ne leur donnez donc pas cet impertinent triomphe.

Il y a quarante ans et plus que je fais le malheureux métier d’homme de lettres, et il y a quarante ans que je suis accablé d’ennemis.

Je ferais une bibliothèque des injures qu’on a vomies contre moi, et des calomnies qu’on a prodiguées. J’étais seul, sans aucun partisan, sans aucun appui, et livré aux bêtes comme un premier chrétien. C’est ainsi que j’ai passé ma vie à Paris. Vous n’êtes pas assurément dans cette situation cruelle et avilissante, qui a été l’unique récompense de mes travaux. Vous êtes des deux Académies, pensionné du roi[2]. Ce grand ouvrage de l’Encyclopédie, auquel la nation doit s’intéresser, vous est commun avec une douzaine d’hommes supérieurs qui doivent s’unir à vous. Que ne vous adressez-vous en corps à M.  de Malesherbes ? que ne prescrivez-vous les conditions ? On a besoin de votre ouvrage ; il est devenu nécessaire ; il faudra bien qu’on vous facilite les moyens de le continuer avec honneur et sans dégoût. La gloire de M.  de Malesherbes y est intéressée. On doit vous supplier d’achever un ouvrage qui doit toujours se perfectionner, et qui devient meilleur à mesure qu’il avance.

Je ne conçois pas comment tous ceux qui travaillent ne s’assemblent pas, et ne déclarent pas qu’ils renonceront à tout si on ne les soutient ; mais, après la promesse d’être soutenus, il faut qu’ils travaillent. Faites un corps, messieurs ; un corps est toujours respectable. Je sais bien que ni Cicéron ni Locke n’ont été obligés de soumettre leurs ouvrages aux commis de la douane des pensées ; je sais qu’il est honteux qu’une société d’esprits supérieurs, qui travaillent pour le bien du genre humain, soit assujettie à des censeurs indignes de vous lire ; mais ne pouvez-vous pas choisir quelques réviseurs raisonnables ? M.  de Malesherbes ne peut-il pas vous aider dans ce choix ? Ameutez-vous, et vous serez les maîtres. Je vous parle en républicain ; mais aussi il s’agit de la république des lettres. Ô la pauvre république !

Venons à l’article Genève. Le ministre me mande qu’on vous doit des remerciements ; je crois vous l’avoir déjà dit. D’autres se fâchent, d’autres font semblant de se fâcher ; quelques-uns excitent le peuple ; quelques autres veulent exciter les magistrats. Le théologien Vernet, qui a imprimé que la révélation est utile[3], est à la tête de la commission établie pour voir ce qu’on doit faire ; le grand médecin Tronchin est secrétaire de cette commission, et vous savez combien il est prudent. Vous n’ignorez pas combien on a crié sur l’âme atroce de Calvin, mot qui n’était pas dans ma lettre[4] à Thieriot, imprimée dans le Mercure galant, et très-fautivement imprimée. J’ai une maison dans le voisinage qui me coûte plus de cent mille francs aujourd’hui ; on n’a point démoli ma maison. Je me suis contenté de dire à mes amis que l’âme atroce avait été en effet dans Calvin, et n’était point dans ma lettre. Les magistrats et les prêtres sont venus dîner chez moi comme à l’ordinaire. Continuez à me laisser avec Tronchin le soin de la plaisante affaire des sociniens de Genève ; vous les reconnaissez pour chrétiens, comme M.  Chicaneau reconnaît Mme  de Pimbesche


Pour femme très-sensée et de bon jugement[5].


Il suffit. Je suis seulement très-fâché que deux ou trois lignes vous empêchent de revenir chez nous. Je vous embrasse tendrement.

P. S. Permettez-moi seulement les politesses avec ces sociniens honteux ; ce n’est pas le tout de se moquer d’eux, il faut encore être poli. Moquez-vous de tout, et soyez gai.

  1. Voyez la lettre 3515.
  2. D’Alembert était au nombre des pensionnaires dans l’Académie des sciences.
  3. Voyez page 340.
  4. Voyez lettre 3340.
  5. Les Plaideurs, acte II, scène iv.