Correspondance de Voltaire/1758/Lettre 3561

La bibliothèque libre.
Correspondance de Voltaire/1758
Correspondance : année 1758GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 39 (p. 403-404).
3561. — À MADAME LA DUCHESSE DE SAXE-GOTHA[1].
À Lausanne, 24 février 1758.

Madame, je vois que Votre Altesse sérénissime est d’une discrétion charmante avec nos seigneurs les housards. Je souhaite qu’ils aient autant de circonspection avec les blés, les moutons et les dindons de vos sujets. S’ils pouvaient vous voler, madame un peu de vos grâces, un peu de la sagesse de votre esprit, de la bonté et de la beauté de votre âme, ils n’auraient plus rien à piller de leur vie. Mais Dieu vous délivre d’eux et de leurs semblables, héros ou pillards, battants ou battus ! Qu’avez-vous à faire, madame, de toutes ces querelles, dans lesquelles il n’y a qu’à perdre beaucoup et rien à gagner ? Pourquoi vient-on troubler un si doux repos et des vertus si respectables ? Je crois que la maîtresse des cœurs trouve ce fracas bien horrible, et prie Dieu de tout son cœur pour la plus prompte des paix possibles.

J’oubliai, madame, dans ma dernière lettre aux housards, de parler à Votre Altesse sérénissime de M.  de Lujeai, qui a eu le bonheur de vous faire sa cour, et qui en est digne. C’est un homme qui a autant de douceur dans les mœurs que de courage. Daignez me pardonner : quand on a l’honneur de vous écrire madame, il est bien difficile de penser à d’autres personnes. On nous a envoyé dans nos douces retraites de prétendues relations de nouveaux massacres illustres commis à Wolffenbuttel Helmstadt, auprès de Brème, et de gens arquebusés, ou pendus, ou décollés à Breslau, et d’une violence commise à Zerbst, et de l’abbé de Prades martyrisé. Je ne crois rien de tout cela : les hommes font bien du mal ; mais la renommée en dit cent fois davantage.

Il est vrai, madame, que pendant qu’on s’égorge dans vos quartiers, nous jouons tout doucement la comédie à Lausanne Il est vrai que dans une heure nous allons jouer une pièce nouvelle, intitulée Fanime, où il n’est question que d’amour. Je ne la destine point à Paris ; je ne songe jamais qu’au pays où je suis et a Votre Altesse sérénissime. Je voudrais bien que notre petit théâtre fût dans votre palais, au lieu d’être à Lausanne. Cela est plus doux que le théâtre de la guerre : c’est à madame la duchesse de Gotha qu’il faut plaire ; c’est elle qui doit juger de nos petits talents. Je joue les rôles de vieux bonhomme ; mais le rôle le plus flatteur serait d’être aux pieds de Votre Altesse sérénissime. Je m’y mets de loin, avec le plus profond respect.

  1. Éditeurs, Bavoux et François.