Correspondance de Voltaire/1758/Lettre 3574

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Correspondance de Voltaire/1758
Correspondance : année 1758GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 39 (p. 417-418).

3574. — À M. D’ALEMBERT.
Lausanne, 7 mars.

En réponse de votre lettre du 26 de février, homme au-dessus de votre siècle et de votre pays, renvoyez-moi mes guenilles. M. d’Argental me les fera tenir comme il pourra, à moins que vous ne puissiez encore les faire contre-signer Malesherbes. Si on reprend la charrue mal attelée de l’Encyclopédie, et qu’on veuille de ces articles, je les renverrai corrigés. Je ne cesse d’exhorter à tout quitter, à déclarer qu’on ne veut point ramer aux galères. Je suis convaincu que trois mille souscripteurs vous redemanderont à grands cris, et que la voix publique sera votre protection. Si vous êtes unis, si on tient ferme, vous serez maîtres absolus ; sinon on sera esclave des libraires, des censeurs, et des sots.

Diderot parle de ses engagements avec les libraires-, c’est à eux à recevoir vos ordres et les siens. Il parle d’une trentaine de mille livres ; vous en auriez eu deux cent mille si vous aviez voulu seulement entreprendre l’ouvrage à Lausanne ; et peut-être, si on s’entendait, si on avait du courage, si on osait prendre une résolution, on pourrait très-bien finir ici l’Encyclopédie, l’imprimer ici aussi bien qu’à Paris, envoyer les tomes à Briasson, qui ensuite donnerait aux souscripteurs les volumes des planches qu’on peut graver à Paris, sans que la Sorbonne et les jésuites s’en mêlent. Si on était assez peu de son siècle et de son pays pour prendre ce parti, j’y mettrais la moitié de mon bien. J’aurais de quoi vous loger tous, et très-bien. Je voudrais venir à bout de cette affaire, et mourir gaiement.

Berne, Zurich et la Batavie crient que la vénérable compagnie qui s’est fait rendre compte de votre article, et qui, ouï le rapport, a donné son édit, est plus que socinienne ; mais cela ne fait aucune sensation. Nous jouons la comédie à Lausanne, et, par Dieu, mieux qu’à Paris ; et on la joue dans tous les cantons, dans tous les villages. Nous avons établi l’empire des plaisirs, et les prêtres sont oubliés.

Plût à Dieu que les encyclopédistes pussent s’établir parmi nous ! Ils seraient reçus à bras ouverts ; mais ils n’en sauront jamais jusque-là ; ils resteront à Paris, persécutés et mal payés.

Quels sont les cuistres, les faquins, les misérables, les théologiens qui osent dire que j’ai approuvé ce qu’on a vomi contre l’Encydopèdie, c’est-à-dire contre moi ? Que tout me fait aimer mon lac ! et que je sens mon bonheur dans toute son étendue ! À propos, vous avez dit, je ne sais où dans l’Encyclopédie, ou du moins fait entendre que les lettres de Leibnitz, produites par Kœnig, n’étaient pas de Leibnitz. Wolf les avait vues et reconnues, et il me l’a écrit. Comptez qu’on ne vaut pas mieux à Berlin qu’à Paris, et qu’il n’y a de bon que la liberté. Qu’est-ce qu’un citoyen de Genève qui se dit libre, et qui va se mettre au pain d’un fermier général, dans un bois, comme un blaireau[1] ? Vale, et me ama.

  1. J-J Rousseau, qui, le 9 avril 1750, avait accepté de Mme d’Épinai, femme d’un fermier général, un asile dans la vallée de Montmorency, à l’Ermitage, et en sortit le 15 décembre 1757.