Correspondance de Voltaire/1758/Lettre 3637

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Correspondance de Voltaire/1758
Correspondance : année 1758GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 39 (p. 474-477).

3637. — À M. JEAN SCHOUVALOW.
À Schwetzingen, 1er août.

Monsieur, les agréments de la cour palatine ne m’empêchent pas de songer à la gloire de Pierre le Grand, et au soin que vous prenez de l’immortaliser. Les Mémoires que Votre Excellence a bien voulu m’envoyer seront mes guides. Je ne vous avais envoyé la première esquisse[1] que pour savoir de vous si l’ordre dans lequel j’ai travaillé est, en général, conforme à vos vues. Les faits, les dates, s’arrangeront aisément, et, pour peu que j’aie de santé, le bâtiment dont vous aurez fourni les matériaux sera bientôt achevé.

Permettez-moi, monsieur, de joindre ici un petit Mémoire des nouvelles instructions que je demande, au sujet des remarques sur la première esquisse.

Au reste, je regarde les médailles de l’impératrice comme la marque la plus flatteuse de votre bienveillance, et comme un témoignage de la perfection où les arts sont parvenus dans votre empire.

J’ai eu l’honneur de voir à la cour de l’électeur palatin le jeune M. de Woronzow[2]. Il est une preuve que l’esprit est formé de bonne heure dans votre pays ; mais vous, monsieur, vous en êtes une preuve plus frappante. J’apprends que vous n’avez que vingt-cinq ans, et je suis étonné de la profondeur et de la multiplicité de vos connaissances. De tels exemples redoublent la reconnaissance qu’on doit à Pierre le Grand d’avoir amené tous les arts dans un pays où les hommes naissent avec tant de génie. Mon attachement redouble pour vous, monsieur, aussi bien que la reconnaissance avec laquelle j’ai l’honneur d’être, etc.


mémoire d’instruction joint à la lettre.

Le baron de Stralemberg[3] n’est-il pas, en général, un homme bien instruit ? Il dit, en effet, qu’il y avait seize gouvernements, mais que de son temps ils furent réduits à quatorze. Apparemment, depuis lui, on a fait un nouveau partage.

La Livonie n’est-elle pas la province la plus fertile du Nord ? Si vous remontez en droite ligne, quelle province produit autant de froment qu’elle ?

Brême étant plus éloignée de la Livonie que Lubeck, et étant bien moins puissante, est-il vraisemblable qu’elle ait commercé avec la Livonie avant Lubeck ?

En 1514, l’ordre Teutonique n’était-il pas suzerain de la Livonie ? Albert de Brandebourg ne céda-t-il pas ses droits à Gautier de Plettenberg, en 1514[4] ? et le grand-prieur de Livonie ne fut-il pas déclaré prince de l’empire germanique en 1530 ? Ces faits sont constatés dans la plupart des annalistes allemands.

Il est dit, dans le petit essai envoyé ci-devant, que le capitaine Chancellor remonta la rivière de la Dvina ; mais il n’est point dit qu’il arriva à Moscou par eau, ce qui eût été absurde.

On lit dans l’Histoire du commerce de Venise[5] que les Vénitiens avaient bâti le petit bourg qu’ils appelaient Rana[6], vers la mer Noire ; et de là vient le proverbe vénitien, ire a la Rana. Les Génois s’en emparèrent depuis ; cependant les remarques envoyées par M. de Stralemberg m’apprennent que les Génois bâtirent Rana.

Pour ce qui regarde les Lapons, il y a grande apparence que, s’étant mêlés avec quelques natifs du nord de la Finlande, leur sang a pu être altéré ; mais j’ai vu, il y a vingt[7] ans, chez le roi Stanislas, deux Lapons dont le roi Charles XII lui avait fait présent. Ils étaient probablement d’une race pure ; leur beauté naturelle s’était parfaitement conservée, leur taille était de trois pieds et demi, leur visage plus large que long, des yeux très-petits, des oreilles immenses. Ils ressemblaient à des hommes à peu près comme les singes. Il est vraisemblable que les Samoyèdes ont conservé toutes leurs grâces, parce qu’ils ont eu l’occasion de se mêler aux autres nations, comme les Lapons ont fait. L’un et l’autre peuple paraît une production de la nature faite pour leur climat, comme leurs rangifères ou rennes. Un vrai Lapon, un vrai Samoyède, un rangifère, ont bien l’air de ne point venir d’ailleurs.

Si, du temps de ce Cosaque qui, selon le baron de Stralemberg, découvrit et conquit la Sibérie avec six cents hommes, les chefs des Sibériens s’appelaient isars, comment ce titre peut-il venir de césar ? Est-il probable qu’on se fût modelé en Sibérie sur l’empire romain ?

Knès signifie-t-il originairement duc ? Ce mot duc, aux xe et xie siècles, était absolument ignoré dans tout le Nord ? Knès ne signifie-t-il pas seigneur ? Ne répond-il pas originairement au mot baron ? N’appelait-on pas knès un possesseur d’une terre considérable ? Ne signifie-t-il pas chef comme mirza ou kan le signifie ? Les noms des dignités ne se rapportent exactement les uns aux autres en aucune langue.

Je suis bien aise que l’agriculture n’ait jamais été négligée en Russie ; elle l’a beaucoup été en Angleterre, et encore plus en France ; et ce n’est que depuis environ quatre-vingts ans que les Anglais ont su tirer de la terre tout ce qu’ils en pouvaient tirer. Leur terre est très-fertile en froment, et cependant ce n’est que depuis peu de temps qu’ils sont parvenus à s’enrichir par l’agriculture. Il a fallu que le gouvernement donnât des encouragements à cet art, qui paraît très-aisé, et qui est très-difficile.

Je suis fort surpris d’apprendre qu’il était permis de sortir de Russie, et que c’était uniquement par préjugé qu’on ne voyageait pas. Mais un vassal pouvait-il sortir sans la permission de son boïard ? Un boïard pouvait-il s’absenter sans la permission du czar ?

Je voudrais savoir quel nom on donnait à l’assemblée des boiards qui élut Michel Fédérowitz. J’ai nommé cette assemblée sénat, en attnudant que je sache quelle était sa vraie dénomination. Pourrait-on l’appeler diète, convocation ? Enfin était-elle conforme ou contraire aux lois ?

Quand une fois la coutume s’introduisit de tenir la bride du cheval du patriarche, cette coutume ne devint-elle pas une obligation, ainsi que l’usage de baiser la pantoufle du pape ? Et tout usage dans l’Église ne se tourne-t-il pas en devoir ?

La question la plus importante est de savoir s’il ne faudra pas glisser légèrement sur les événements qui précèdent le règne de Pierre le Grand, afin de ne pas épuiser l’attention du lecteur, qui est impatient de voir tout ce que ce grand homme a fait.

On suivra exactement les Mémoires envoyés. À l’égard de l’orthographe, on demande la permission de se conformer à l’usage de la langue dans laquelle on écrit ; de ne point écrire Moskwa, mais Mosca ; d’écrire Véronise, Moscou, Alexiovis, etc. On mettra au bas des pages les noms propres tels qu’on les prononce dans la langue russe.

N. B. Il serait nécessaire que je fusse instruit du temps où les diverses manufactures ont été établies, de la manière dont on s’y est pris, et des encouragements qu’on leur a donnés.

  1. Consistant en huit chapitres. (Cl.)
  2. Sans doute le comte Alexandre Woronzow, mort en décembre 1805.
  3. Ou Strahlenberg.
  4. Ce fut en 1521.
  5. L’Essai de l’Histoire du commerce de Venise, 1729, in-12, ne parle pas de Rana, ni du proverbe vénitien rapporté par Voltaire.
  6. On doit sans doute lire Tana, au lieu de Rana.
  7. Lisez dix. Voltaire ne put aller à la cour de Stanislas avant le commencement de 1748.