Correspondance de Voltaire/1758/Lettre 3640

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Correspondance de Voltaire/1758
Correspondance : année 1758GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 39 (p. 478-479).

3640. — À MADAME LA DUCHESSE DE SAXE-GOTHA[1].
À Colmar, en Alsace, 14 août.

Madame, je reçus en partant de la cour palatine la lettre par laquelle Votre Altesse sérénissime daignait m’apprendre que son affaire était presque finie avec le Genevois La Bat, nouveau baron de Grandcourt. Je suis sensiblement affligé que les descendants d’Albert le Dépravé aient eu besoin du Genevois La Bat. Mais je me tiens le plus heureux des hommes d’avoir reçu des ordres de Vos Altesses sérénissimes dans cette occasion. Si les horreurs de la guerre continuent, s’il y a quelque autre moyen de prouver mon zèle et mon attachement à la plus digne princesse que j’aie jamais vue, je serai toujours tout prêt tant que j’aurai un reste de vie. Si j’avais été en Angleterre ou en Hollande, je me serais vu à portée de procurer des sommes plus considérables, et probablement à un meilleur prix.

Je tremble toujours, madame, que la guerre n’approche de vos terres et ne ravage encore ce qui reste de Troie[2]. Il paraît que le parti est pris d’armer toutes les aigles, tous les vautours, tous les faucons contre l’aigle des anciens Alains et Vandales. Moi, qui suis un pauvre vieux pigeon, je m’en retourne à mon colombier, et je vais redoubler mes gémissements et mes vœux pour la paix publique. Il paraît qu’en général tous les peuples et beaucoup de princes sont bien las de cette guerre, où il y a tant à perdre et rien à gagner. Je ne sais, madame, aucune nouvelle depuis que j’ai quitté la cour palatine. S’il se passait quelque chose dans vos quartiers, je supplie Votre Altesse sérénissime de daigner m’en faire donner part. L’intérêt que je prends à tout ce qui arrive dans le voisinage de ses États autorise cette liberté.

J’ai eu l’honneur de voir à Schwetzingen messeigneurs les princes de Mecklembourg, qui m’ont paru très-aimables et très-bien élevés. Que vont-ils faire à Genève ? Ce n’est pas là qu’ils apprendront le métier des armes, auquel ils se destinent. On ne connaît dans ce pays-là que des disputes très-paisibles de sociniens, disputes dont tout prince s’embarrasse fort peu. Je vais porter, madame, dans ce séjour tranquille mon respect pour Votre Altesse sérénissime, pour toute votre auguste maison, et mon éternel attachement.


Le Suisse V.

  1. Éditeurs, Bavoux et François.
  2. Racine, Andromaque, acte I, scène ii.

    … Relliquias Troja es ardente receptas.

    (Æn., lib. VII, v. 244.)