Correspondance de Voltaire/1758/Lettre 3662

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Correspondance de Voltaire/1758
Correspondance : année 1758GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 39 (p. 501-502).

3662. — À M. LE PRÉSIDENT DE BROSSES[1].
Aux Délices, 23 septembre.

J’avoue, monsieur, qu’il y a des abus dans les républiques comme dans les monarchies : Ubicumque calculum ponas, ibi naufragium invenies. On ne trouve pas toujours naufragium, mais on trouve partout quelque orage. Ils sont ici moins noirs et plus rares qu’ailleurs. Je suis très-aise d’être dans un coin de terre, dove non si vede mai la faccia délia Maesta, et où les souverains m’envoient demander mon carrosse pour venir manger mon rôti.

C’est pour augmenter mon bonheur, mon indépendance, que je vous ai proposé de me préférer à Chouet le fermier, fils du doge Chouet[2]. C’est pour n’être ni en France, ni à Genève. Car mon idée est de mourir parfaitement libre. Si j’achète à vie, il faudra payer les lods au seigneur suzerain ; il faudra solliciter un secrétaire d’État et le conseil pour obtenir que, moi catholique, je sois affranchi du dixième et de la capitation comme un huguenot. Mon grand plaisir serait de n’avoir affaire de ma vie ni à un seigneur Paramont, ni au roi séant en son conseil, et de ne rien payer à personne. Voyez, monsieur, si la tournure que j’ai prise vous convient ; quittez un moment votre Salluste, que pourtant je voudrais bien voir, et examinez mes propositions. Si elles sont acceptées, il m’en coûtera environ soixante mille livres, et vous jouirez peut-être dans deux ans, peut-être dans un an, de tout le fruit de mes peines. Je sais que je m’impose un fardeau onéreux. Mais un degré d’indépendance de plus, et surtout l’honneur de votre amitié, seront l’intérêt de mon argent.


Si quid novisti rectius istis,
Candidus imperti ; si non, his utere mecum.

Si vous approuvez mes idées, je mets les maçons en besogne, je trace un jardin, je plante des arbres à la réception de votre lettre, et j’attends de vous du plant de Bourgogne pour vous faire boire du vin du cru quand vous viendrez voir votre royaume de Tournay.

En cas que j’aie l’honneur de terminer avec vous, il me semble que le secret sur la nature de nos conventions est la chose la plus convenable. L’affaire des Russes n’est pas tirée au clair ; mais les apparences sont qu’ils ont perdu une très-grande bataille. Laissons les fous s’égorger, et vivons tranquilles. Le fatras de l’Esprit d’Helvétius ne méritait pas le bruit qu’il a fait. Si l’auteur devait se rétracter, c’était pour avoir fait un livre philosophique sans méthode, farci de contes bleus !

Ut ut est, conservez l’honneur de vos bonnes grâces au vieux Suisse V., âgé de soixante-quatre ans, et bientôt de soixante-cinq.

Encore un mot. Si le problème que je propose à résoudre paraît trop compliqué, vous le simplifierez par l’équation qui vous paraîtra la plus convenable. Mais point de seigneur suzerain, point de lods et ventes, point de vingtièmes, point de capitation, point d’intendant, ni de subdélégué, si fas est.

Voyez, par exemple, monsieur, si vous n’aimeriez pas mieux que je rendisse le château logeable plutôt que d’y faire un pavillon qui rendrait ce château trop vilain. En ce cas, je vous donnerais une somme plus forte argent comptant. Vous auriez bien moins à rendre après ma mort, et votre terre serait toujours embellie et améliorée. Vous pourriez convenir de payer après ma mort la moitié des frais des réparations et embellissements nécessaires au château.

Voilà de quoi exercer à la fois a votre esprit et votre équité. Il faudra qu’il y ait bien du malheur si nous ne nous arrangeons pas.

Je vous présente mon respect. V.

N. B. que votre terre est dans un état déplorable, et qu’on détruit votre forêt.

  1. Éditeur, Th. Foisset.
  2. Chouet le père était syndic de Genève.