Correspondance de Voltaire/1758/Lettre 3696

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Correspondance de Voltaire/1758
Correspondance : année 1758GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 39 (p. 530-531).

3696. — DE M. LE PRÉSIDENT DE BROSSES[1].
À Montfalcon, par Mâcon, le 12 novembre.

Votre dernière lettre, monsieur, vient de m’être renvoyée dans ma terre de Bresse, où je suis venu seul passer une quinzaine de jours pour régler quelques affaires. Je vois que vous voulez me faire plus riche d’un capital de dix mille écus, à moins que je ne le mange, comme cela arrivera infailliblement. Allons, il m’en va coûter mille sept cents francs de rente, que je sacrifie pour procurer à ma vieille terre la gloire de posséder un homme illustre qui l’immortalisera par quelque poëme œre perennius.

De grâce faites-lui cet honneur de la chanter à côté du lac, cela ne vous coûte guère. Je vous livrerai donc l’usufruit viager de la seigneurie, du château, et du domaine du château, tel et ainsi qu’en jouit le sieur Chouet par son bail actuel. Je n’entre pas dans le détail des autres articles portés par votre dernier mémoire responsif, parce qu’il se réfère assez au mien, et qu’il me semble que nous sommes à peu près d’accord là-dessus. Reste cette chaîne ou pot de vin, pour laquelle vous offrez à Mme de Brosses une belle charrue à semoir. Mais, outre que j’en ai une ici, je doute qu’elle prenne cela pour un meuble de toilette. Je ne me mêle pas des affaires des femmes. Voyez si vous voulez démêler cette fusée avec elle. Vous êtes galant, vous ferez bien les choses. Et n’allez pas dire : « Je ne suis point galant ; ce sont mes ennemis qui font courir ce bruit-là » ; car elle n’en voudra pas croire un mot. Si vous avez quelque proposition honnête à faire pour elle, je m’en chargerai volontiers, et je tâcherai de vous en tirer à meilleur compte. Que si elle est une fois à vos trousses, il faudra les Pères de la Mercy pour vous racheter. Encore elle s’en va à Paris cet hiver, où elle compte manger beaucoup d’argent. Ceci la va rendre âpre comme tous les diables ; ma foi, je vous plains.

Dites-moi quand et comment vous voulez que nous fassions les actes ; en quel temps à peu près vous voudriez entrer en jouissance ; si vous comptez laisser le fermier actuel dans le bail, ou si vous entendez qu’il sera résilié. En ce dernier cas, ceci demande des précautions, et des arrangements à prendre de ma part avec le sieur Chouet. Vous sentez assez que cela ne se peut pas faire dans la première minute ; mais cela n’empêcherait pas que vous ne puissiez prendre vos mesures d’avance sur ce que vous pouvez avoir dessein de faire.

Il y a un article qui me peine, quoique ce ne soit pas grand’chose : c’est celui des meubles. Quand on rentrera là un jour à venir, il n’y aura que les quatre murailles, et on y sera comme le Fils de l’homme, qui n’a pas où reposer sa tête. Convenons qu’ils vous resteront pour l’usage tels qu’ils y sont, et qu’ils y seront laissés après vous tels qu’ils seront.

Je vous demande en grâce de garder le plus grand secret sur notre traité, non-seulement à cause des arrangements qu’il me faudra faire peut-être avec M. Chouet, mais encore plus à cause des précautions à prendre pour notre utilité réciproque, tant sur l’article des franchises que sur les demandes que l’on pourrait vous faire sur le pied d’une aliénation : si bien qu’il faut que ceci n’ait que l’air extérieur d’un bail à vie. Faites-moi le plaisir de me faire là-dessus la plus prompte réponse qu’il vous sera possible, afin que je puisse prendre sans tarder les mesures nécessaires.

Indépendamment de notre affaire, c’est toujours un moment bien agréable pour moi que celui où j’ai l’avantage de recevoir de vos lettres. Je désire avec empressement de vous des sentiments d’amitié ; et je puis dire que je les mérite par ceux de la plus grande estime et du plus parfait dévouement que j’ai l’honneur de vous porter.


Brosses[2].
  1. Éditeur, Th. Foisset. — Ceci est une réponse à une lettre de Voltaire qui s’est perdue. Voici comment. Après le décès du président de Brosses et durant l’émigration de ses enfants, M. de Tournay, son frère, resta dépositaire de ses papiers. Ce dernier étant mort le 21 janvier 1793, sa veuve se remaria. Des personnes que j’ai lieu de croire bien informées assurent que le second mari de cette dame avait gaspillé, au profit de quelques curieux, la correspondance de Voltaire avec le président. (Note du premier éditeur.)
  2. Dans un catalogue d’autographes, vendus le 17 avril 1880, nous relevons, sous le n° 52, la mention suivante : « Lettre de Ch.-L.-Aug. Fouquet, duc de Belle-Isle, maréchal de France, à Voltaire, de Versailles, 12 novembre 1758. Il se chargera de remettre au ministre de la marine le mémoire qu’il lui a recommandé. »