Correspondance de Voltaire/1758/Lettre 3727

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Correspondance de Voltaire/1758
Correspondance : année 1758GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 39 (p. 558-559).
3727. — À M.  THIERIOT.
Aux Délices, 24 décembre.

Vous vous trompez, mon ancien ami, j’ai quatre pattes au lieu de deux. Un pied à Lausanne, dans une très-belle maison pour l’hiver ; un pied aux Délices, près de Genève, où la bonne compagnie vient me voir : voilà pour les pieds de devant. Ceux de derrière sont à Ferney et dans le comté de Tournay, que j’ai acheté, par bail emphytéotique, du président de Brosses.

M.  Crommelin se trompe beaucoup davantage sur tous les points, La terre de Ferney est aussi bonne qu’elle a été négligée ; j’y bâtis un assez beau château ; j’ai chez moi la terre et le bois ; le marbre me vient par le lac de Genève. Je me suis fait, dans le plus joli pays de la terre, trois domaines qui se touchent. J’ai arrondi tout d’un coup la terre de Ferney par des acquisitions utiles. Le tout monte à la valeur de plus de dix mille livres de rente, et m’en épargne plus de vingt, puisque ces trois terres défrayent presque une maison où j’ai plus de trente personnes, et plus de douze chevaux à nourrir.


Nave ferar magna an parva, ferar unus et idem.

(Hor., lib. II, ep. ii, v. 200.)

Je vivrais très-bien comme vous, mon ancien ami, avec cent écus par mois ; mais Mme  Denis, l’héroïne de l’amitié, et la victime de Francfort, mérite des palais, des cuisiniers, des équipages, grande chère, et beau feu. Vous faites très-sagement d’appuyer votre philosophie de deux cents écus de rente de plus.


· · · · · · · · · · Tractari mollius ætas
Imbecilla volet.

(Hor., lib. II, sat. ii, v, 85.)

Et il vous faut :


· · · · · · · · · · Mundus victus, non deficiente crumena

(Hor. lib. I, ep. iv, v, 85)

douces occupations, de mes charrues à semoir, de mes taureaux,

de mes vaches.


· · · · · · · · · · Hane vitam in terris Saturnus agebat.

(Virg., Géorg., lib. II, v, 538.)

Quel fracas pour le livre de M.  Helvétius ! Voilà bien du bruit pour une omelette[1] quelle pitié ! Quel mal peut faire un livre lu par quelques philosophes ? J’aurais pu me plaindre de ce livre, et je sais à qui je dois certaine affectation de me mettre à côté de certaines gens[2] ; mais je ne me plains que de la manière dont l’auteur traite l’amitié[3], la plus consolante de toutes les vertus.

Envoyez-moi, je vous prie, cette abominable justification[4] de la Saint-Barthélémy ; j’ai acheté un ours, je mettrai ce livre dans sa cage. Quoi ! on persécute M.  Helvétius, et on souffre des monstres !

Je ne connais point Jeanne, je ne sais ce que c’est ; mais je me prépare à mettre en ordre les matériaux qu’on m’envoie de Russie, pour bâtir le monument de Pierre le Créateur, et j’aime encore mieux bâtir mon château. Je vous remercie tendrement des cartes de ce malheureux univers. Tuus V.

  1. C’est le mot de Des Barreaux ; voyez tome XXVI, page 498.
  2. Dans le chap. xii du second discours, Voltaire est nommé après Crébillon.
  3. Discours III, chapitre xiv.
  4. L’ouvrage de Caveyrac ; voyez tome XXIV, page 476.