Correspondance de Voltaire/1758/Lettre 3729

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Correspondance de Voltaire/1758
Correspondance : année 1758GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 39 (p. 561-562).

3729. — À MADAME LA DUCHESSE DE SAXE-GOTHA[1].
Aux Délices, près de Genève, 25 décembre.

Madame, que je plains Votre Altesse sérénissime, et qu’elle a besoin de toute la sérénité de sa belle âme ! Quoi ! sans cesse entre l’enclume et le marteau ! Obligée de fournir son contingent pour le malheur de son pays, entourée d’États dévastés, et n’ayant que des pertes à faire dans une confusion où il n’y a rien à gagner pour elle ! Où est le bel optimisme de Leibnitz ? Il est dans votre cœur, et n’est que là.

Le roi de Prusse me mande toujours qu’il est plus à plaindre que moi ; et il a très-grande raison. Je jouis de mes ermitages en repos, et il n’a des provinces qu’au prix du sang de mille infortunés. Au milieu des soins cruels qui doivent l’agiter sans cesse, il me paraît bien autrement touché de la mort de sa sœur que de celle de son frère. Votre Altesse sérénissime connaissait-elle Mme la margrave de Baireuth ? Elle avait beaucoup d’esprit et de talents : je lui étais très-attaché, et elle ne s’est pas démentie un moment à mon égard. Vos vertus, votre mérite, vos bontés, font ma consolation et mon soutien, après la perte d’une princesse à qui j’avais les plus grandes obligations.

Je la suivrai bientôt ; ma caducité et mes continuelles infirmités ne me permettent pas d’espérer de pouvoir encore me mettre à vos pieds. Quand je saurai que la tranquillité est revenue dans vos États, quand j’apprendrai que les horreurs de la guerre n’approchent plus de votre charmante cour, et que le vilain dieu Mars ne trouble plus le séjour des grâces, alors je m’écrierai : Tout est bien ! avec la grande maîtresse des cœurs.

Je présente mes vœux et mon respect à toute votre auguste famille. Le règne du cardinal de Bernis n’a pas duré longtemps. Tout passe ; la vertu reste : voilà ce qui vous soutient, madame.

Je me mets à vos pieds avec le plus profond et le plus tendre respect.

  1. Éditeurs, Bavoux et François.