Correspondance de Voltaire/1759/Lettre 3760

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Correspondance de Voltaire/1759
Correspondance : année 1759GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 40 (p. 21-22).

3760. — DE M.  LE MARQUIS DE VOYER[1].
Aux Ormes, le 31 janvier 1759.

Aussi solitaire que vous, monsieur, plus heureux parce que je jouis, dans la retraite de mon père, d’une santé plus forte, j’ai reçu avec sensibilité la lettre que vous m’avez écrite.

Je ne me serais jamais cru dans le cas de parler de haras à l’auteur d’Alzire ; mais puisque les haras font un point dans le tout, et que c’est Voltaire qui m’y invite, je profite de l’occasion pour entrer dans quelques détails.

Le peu de secours que l’on accorde à la partie des haras me fait verser des larmes de citoyen sur cette branche essentielle du commerce de l’État.

Ce n’est donc qu’avec les ressources que l’industrie et la misère m’ont indiquées que je suis parvenu, dans cinq ou six provinces du royaume, à réunir les étalons dans un même lieu, réunion sans laquelle il est impossible de tirer de bonnes productions.

Car, pour vous parler une langue que vous entendrez facilement (puisque toutes les langues vous sont propres], comment espérer qu’un étalon isolé puisse convenir indistinctement à toutes les juments de son arrondissement ? Il faut donc, pour appareiller les races, plusieurs étalons réunis : c’est le seul moyen de remédier au défaut d’une partie par les qualités opposées de l’autre.

C’est d’après ce principe incontestable que j’ai formé les établissements dont je viens de vous parler. Privé de l’espérance d’établir une administration et une économie générale, je me suis restreint à faire un travail décousu et pour ainsi dire par lambeaux, mais cependant basé sur les mêmes principes.

Plus on a de peine à élever sa famille, plus on chérit ses enfants : je soutiens donc, de préférence à tout, les haras d’Alsace, de Franche-Comté, du Roussillon, de la généralité d’Auch, de celle de Paris, etc., où j’ai établi la meilleure forme possible ; et c’est toujours à regret que j’entretiens par des secours faibles et éloignés l’ancienne et mauvaise administration des autres provinces.

Cependant, comme ma place m’oblige à accorder de temps en temps aux plus désespérés quelques palliatifs, je m’y prête, quoique avec répugnance, parce que ce n’est point avec des palliatifs que l’on guérit les grands maux.

En voilà assez, et trop pour une lettre, mais cela ne répond point encore à l’objet de vos demandes.

Voici tout ce que je peux faire pour vous contenter en partie :

La première fois que j’enverrai des chevaux en Bresse, j’en désignerai un pour vous ; M.  le comte de Crangeac, notre inspecteur, aura ordre de vous l’envoyer. Ce comte de Crangeac a un fils capitaine de cavalerie ; ce fils est un bon sujet, et, s’il le mérite, je lui destine par la suite la place de son père. Vous voyez par là l’impossibilité où je suis de vous accorder la seconde chose dont vous me parlez[2]. J’en suis fâché, vous pouvez le croire ; mais vous ne me blâmerez pas, et je le crois. Adieu.

Monsieur, il n’y a pas un habitant des Ormes qui ne désirât que les Délices fussent sur les bords de la Vienne : ils y seraient si vous y étiez. Vous connaissez les sentiments de tous les d’Argenson pour vous : je vous prie dans le nombre de distinguer les miens.


De Vover d’Argenson.
  1. Mémoires et Journal inédit du marquis d’Argenson. Édition Jannet, tome V, page 74. — Réponse à la lettre du 16 décembre précédent.
  2. Voltaire demandait la place d’inspecteur des haras du pays de Gex.