Correspondance de Voltaire/1759/Lettre 3798

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Correspondance de Voltaire/1759
Correspondance : année 1759GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 40 (p. 54-55).

3798. — À M.  TRONCHIN, DE LYON[1].
6 mars 1759.

Je me ruine, je le sais bien[2]. Mais il m’a fallu absolument être seigneur de Ferney et de Tournay, parce qu’il arrivera infailliblement que les prêtres de Baal, dans trente ou quarante ans d’ici, voudront me faire brûler comme Servet et Antoine, et que je veux être en état de les faire pendre aux créneaux de, mes châteaux. J’aime fort les pays libres, mais j’aime encore mieux être le maître chez moi. Si les Délices sont bien jolies, Ferney a son mérite. Tout est bientôt dans son cadre, et le cadre est cher.

J’ai voulu voir une fois en ma vie comment on nourrit cent cinquante personnes dans ce siècle avec rien du tout. Il y a un mois que je suis absolument sans un sou, et encore ai-je acheté des prés, car j’aime mieux les prés que l’argent. Mon miracle est fort beau, mais il faut être sobre sur les miracles, sans quoi on les discrédite. Je vous demande donc cinq cents louis pour rétablir mon crédit. Je compte encore ce crédit au rang des prodiges. Je suis né assez pauvre. J’ai fait toute ma vie un métier de gueux, celui de barbouilleur de papier, celui de Jean-Jacques Rousseau, Et cependant me voilà avec deux châteaux, deux jolies maisons, soixante et dix mille livres de rente, deux cent mille livres d’argent comptant, et quelques feuilles de chêne en effets royaux, que je me donne garde de compter.

Savez-vous bien qu’en outre j’ai environ cent mille francs placés dans le petit territoire où je vais fixer mes tabernacles. Quelquefois je prends toute ma félicité pour un rêve. J’aurais bien de la peine à vous dire comme j’ai fait pour me rendre le plus heureux de tous les hommes. Je m’en tiens au fait tout simplement, sans raisonner. Je plains le roi mon maître, dont les finances n’ont pas été si bien administrées que les miennes. Je plains Marie-Thérèse et le roi de Prusse, et encore plus leurs sujets. Pour accroître mon bonheur, il vient à votre adresse un pâté de perdrix aux truffes d’Angoulême, que je voudrais manger avec vous. Et, à propos de perdrix, ne voilà-t-il pas le duc de La Vallière qui m’envoie des œufs de perdrix, entendez-vous ! Nous n’avons aux Délices que des colimaçons, aux domaines de Ferney-Tournay, que Choudens, Déodati, Poncet, Burdet, etc., etc. ; que des renards, des loups et des curés. Je veux peupler mes terres d’hommes et de perdrix.

On dit qu’à présent le prince Henri de Prusse donne force passeports à l’armée d’exécution très-exécutée. Luc est toujours à Landshut, et, sans se mouvoir, fait tout mouvoir. Les Russes arrivent enfin en Poméranie. On parle d’une bataille entre eux et les Prussiens. Le roi de Prusse m’écrit qu’il compte sur cette bataille. Il a trouvé une Jeanne d’Arc qui marche, au nom de Dieu, à la tête des troupes. Nous verrons si les Russes la feront brûler.

  1. Revue suisse, 1855, page 576,
  2. Un billet du 27 novembre 1758 commence de même.