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Correspondance de Voltaire/1759/Lettre 3828

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Correspondance de Voltaire/1759
Correspondance : année 1759GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 40 (p. 77-78).

3828. — À MADAME DE FONTAINE.
15 avril.

J’espère, ma chère nièce, que ma lettre vous trouvera à Paris, et que vous aurez fait un très-agréable voyage, vous et les vôtres. Je ne dis pas que vous soyez revenue avec un excellent estomac : ce n’est pas, je crois, la pièce de votre corps dont vous êtes le plus contente. J’ai reçu votre aimable lettre ; vous écrivez mieux que vous ne digérez, quoique vous ne soyez pas encore parvenue à une orthographe parfaite. Mais orthographiez comme il vous plaira ; je ne ferai pas comme l’abbé Dangeau, qui renvoyait les lettres à sa maîtresse quand les points et les virgules manquaient.

Les nouvelles varient beaucoup sur la conspiration sainte du Portugal, Nous ne savons encore si nous mangerons du jésuite, ou si les jésuites nous mangeront.

Il y a des gens qui prétendent à Genève que les huguenots de France prêtent cinquante millions au roi, et qu’ils obtiennent quelques privilèges pour l’intérêt de leur argent ; mais je doute que les bons huguenots aient cinquante millions, et je souhaite que M. de Silhouette les trouve, fût-ce chez les Turcs…

Tronchin a fait un miracle sur Daumart : il l’a rendu boiteux ; mais j’espère qu’enfin il en viendra à son honneur, et qu’au moins il lui accourcira l’autre jambe pour égaler le tout.

Le roi de Prusse m’envoie toujours plus de vers qu’il n’a de bataillons et d’escadrons. Son commerce est un peu dangereux depuis qu’il est l’allié des Anglais ; il écrit aussi hardiment qu’eux, et ne nous ménage pas plus avec sa plume qu’avec ses baïonnettes. Il fait tout ce qu’il peut pour me rattraper ; c’est un homme rare, et très-bon à fréquenter de loin.

Pour votre frère[1] du grand conseil, je ne lui dis mot, quoique je ne sois point du tout parlementaire. Il me méprise parce qu’on lui a dit que j’étais riche ; si j’étais pauvre, il m’écrirait tous les jours. C’est un drôle de corps que votre frère. Bonsoir, ma chère nièce ; faites-moi écrire des nouvelles, c’est-à-dire des sottises, car on ne fait que cela dans Paris.

P. S. Persuadez M. d’Argental de faire jouer Oreste comme il est, car je n’y peux rien faire. Je suis occupé ailleurs[2].

  1. L’abbé Mignot.
  2. Voltaire formait sans doute déjà dans sa tête le plan de la tragédie de Tancrède. Voyez plus bas la lettre du 19 mai, à d’Argental.