Correspondance de Voltaire/1759/Lettre 3839

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Correspondance de Voltaire/1759
Correspondance : année 1759GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 40 (p. 87-88).

3839. — À M. LE PRÉSIDENT DE RUFFEY[1].
Aux Délices, 2 mai 1759.

C’est abuser de vos bontés, monsieur, que d’avoir passé tant de temps sans en profiter. J’ai toujours attendu que monseigneur le comte de La Marche, monseigneur suzerain, eût réglé ce qu’il veut avoir de la pauvre petite terre de ma nièce[2] pour son droit de mouvance ; cette affaire n’est point encore terminée, et je ne sais même si on peut reprendre le fief et rendre foi et hommage avant d’avoir payé son seigneur, pour lequel on doit marcher armé de pied en cape toutes les fois qu’il l’ordonne. Je vous envoie, à tout hasard, à l’adresse indiquée, la grosse en parchemin du contrat d’acquisition et la procuration de Mme Denis, qu’elle n’a pu faire par-devant notaire. Mais s’il est nécessaire qu’un notaire y passe, nous irons à Ferney faire cette cérémonie, quoiqu’on ne puisse pas encore y loger. J’ai fait à Gex des contrats avec des procurations sous seing privé. Je ne sais si on est plus difficile à Dijon que dans le pays de Gex.

En bonne justice, l’oncle et la nièce auraient dû aller à Dijon, vous rendre à vous, monsieur, et à Mme de Ruffey, leur foi et hommage. Mais vous savez que je suis un républicain qui ne peut se résoudre à habiter tout au plus que la frontière d’un royaume ; encore s’en repent-il quelquefois, en voyant la petite rapacité des petits officiers de justice et de finance, et les vexations exercées sur de pauvres cultivateurs à qui on fait payer pour la taille le tiers au moins de ce que produisent leurs sueurs et leurs larmes. Je gémis en voyant le plus joli paysage de la nature défiguré par la voracité de tant de harpies. Il y a dans ce petit canton, à la lettre, plus de commis que de laboureurs. Je suis obligé de faire venir à grands frais des familles suisses pour cultiver des terres qui sans elles resteraient incultes. Si je pouvais labourer moi-même, je le ferais ; mais je suis trop faible. Je peux à peine tenir le nouveau semoir fort joliment verni, et vrai amusement d’une autre femme que Mme Denis. Mes Suisses sont tout ébahis de ne pouvoir semer le jour de la fête d’un saint qu’ils ne connaissent pas. Nous avons imaginé, nous autres papistes, qu’il fallait manquer de pain pour honorer saint Roch et saint Fiacre. Cela est fort sensé. On croit dans une cour être auprès de Séjan, et dans la campagne au pays des Cafres.

Nous verrons si des actions sur les fermes générales ramèneront l’abondance, et si le traducteur de Pope[3] remplacera Colbert. Je le souhaite : quelques personnes l’espèrent. On dit que vous avez un bulletin passable de Paris. Adieu ; le roi de Prusse est en Bohême ; je le crois au-dessus de ses affaires, car il m’écrit toujours des vers, et trop de vers. Mille remerciements.


Voltaire.

  1. Éditeur, Th. Foisset.
  2. Ferney avait été acheté sous le nom de Mme Denis. Cette précaution déplut à M. de Brosses.
  3. Silhouette, nommé contrôleur général le 4 mars 1759.