Correspondance de Voltaire/1759/Lettre 3870

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Correspondance de Voltaire/1759
Correspondance : année 1759GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 40 (p. 120-121).

3870. — À M. THIERIOT.
Aux Délices, 11 juin.

Mon ancien ami, Mlle Fel[1] est chez moi avec son frère, qui est plus vieux que vous, qui a fait le voyage gaiement, et qui chante encore. Quand vous voudrez venir nous voir sans chanter, vous ne serez pas si bien reçu que chez les Montmorency ; mais


· · · · · · · · · · Oves ad flumina pavit Adonis.

(Virg., ecl. x, v. 18.)

De là je conclus que vous pouvez très-bien venir philosopher sur les bords de notre lac. J’ai la folie de faire bâtir un très-beau château ; mais ce ne sera pas là que j’aurai l’insolence de vous recevoir, mais bien dans la guinguette des Délices. Vous verrez un homme entièrement libre. Le roi m’a accordé la confirmation des privilèges de ma terre, qui la rendent entièrement indépendante. Je suis parvenu à ce que j’ai désiré toute ma vie, l’indépendance et le repos. Vous ferez fort bien de venir partager avec moi ces deux biens inestimables ; nous ajusterons ensemble l’Histoire de Pierre le Grand. Plus je vais en avant, plus je vois qu’il mérite ce titre. Quand je le vis, il y a quarante ans[2], courant les boutiques de Paris, ni lui ni moi ne nous doutions que je serais un jour son historien. Je vous avertis qu’il a fait sortir les jésuites de ses États ; apparemment que quelque frère Berthier lui avait déplu.

Il y a longtemps que quelqu’un[3] exigea de moi des paraphrases de l’Ancien Testament ; je choisis le Cantique des cantiques et l’Écclésiaste. L’un de ces ouvrages est tendre, l’autre est philosophique. J’ai eu le plaisir de parler au cœur et à la raison ; mais je crains bien que les copies de l’Écclésiaste ne soient falsifiées : je m’en remets à la Sorbonne pour la condamnation des copistes ; je me soumets d’ailleurs au pape et à l’Église, avec toute la résignation d’un bon chrétien tel que je suis et que j’ai toujours été. Il y a longtemps que j’ai lu les quatre volumes[4] de M. d’Alembert, et je les ai lus avec un extrême plaisir.

Je ne comprends pas comment vous ne vous êtes pas fait payer des cent vingt livres par Mme de Fontaine. Elle est chargée, par un grand accord de famille, de vous payer cette somme, et vous recevrez votre argent tôt ou tard avec cette lettre.

Bonsoir ; je vous quitte pour Pierre le Grand. Je me flatte toujours que, quand vous aurez fait votre cours d’artillerie sous M. Belidor[5], vous viendrez vous reposer aux Délices.


Vale, nostrorum sermonum candide judex.

(Hor., lib. 1, ép. iv.)

  1. Actrice de l’Opéra, à laquelle est adressée la lettre 3901.
  2. En 1717 ; voyez tome XXIII, page 290.
  3. La Pompadour.
  4. L’édition de 1759 des Mélanges de littérature, etc. (voyez tome XXXIX, page 375) n’a que quatre volumes in-12.
  5. Bernard Forest de Belidor, né en 1697, mort en 1761.