Correspondance de Voltaire/1759/Lettre 3878

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Correspondance de Voltaire/1759
Correspondance : année 1759GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 40 (p. 130-131).

3878. — À M. LE DUC DE LA VALLIÈRE.
Aux Délices.

N’ai-je pas tout l’air d’un ingrat, monsieur le duc ? Il me semble que je devrais passer une partie de ma vie à vous remercier de vos bontés, et l’autre à tâcher de vous plaire ; cependant je ne fais rien de tout cela. Je cultive la terre ; je fais quelquefois de mauvais vers ; mais je me garde de les envoyer aux ducs et aux pairs qui ont de l’esprit et du goût. Vous n’allez plus à la Comédie, et par conséquent je ne veux plus en faire ; mais comment peut-on avoir une bibliothèque complète de théâtre[1] et ne point entendre Mlle Clairon ? Comment peut-on acheter fort cher des pièces de Hardi, et ne pas aller à celles de Corneille ? Avez-vous la tragédie de Mirame[2], dont les trois quarts sont du cardinal de Richelieu ? La pièce est bien rare ; c’était un détestable rimailleur que ce grand homme. Le cardinal de Remis faisait mieux des vers que lui, et cependant il n’a pas réussi dans son ministère ; cela est inconcevable. C’est apparemment parce qu’il avait renoncé à la poésie. Le roi de Prusse n’en use pas ainsi ; il fait plus de vers que l’abbé Pellegrin ; aussi a-t-il gagné des batailles.

Je ne veux point mourir sans vous avoir envoyé une ode pour Mme de Pompadour[3]. Je veux la chanter fièrement, hardiment, sans fadeur : car je lui ai obligation. Elle est belle, elle est bienfaisante : sujet d’ode excellent. Elle a eu la bonté de recommander à M. le duc de Choiseul un mémoire pour mes terres, terres libres comme moi, terres dont je veux conserver l’indépendance comme celle de ma façon de penser.

Je me suis fait un drôle de petit royaume dans mon vallon des Alpes ; je suis le Vieux de la Montagne[4], à cela près que je n’assassine personne. Mme de Pompadour a favorisé ma petite souveraineté écornée. Savez-vous bien, monsieur le duc, que j’ai deux lieues de pays qui ne rapportent pas grand’chose, mais qui ne doivent rien à personne ?


Que les dieux ne m’ôtent rien,
C’est tout ce que je leur demande.


On m’a écrit que M. de Silhouette faisait de très-bonne besogne. Il est vrai que celui-là n’a point fait de vers ; mais il a traduit Pope, et voilà pourquoi il est bon ministre. Monsieur le duc, vous avez fait de très-jolis vers, de ma connaissance ; fourrez-vous dans le ministère, vous réussirez infailliblement. Je me jette du mont Jura au pied de Mont-Rouge. Je m’occupe à ensemencer mes terres, à les rendre fécondes ; et les filles aussi, non pas en les semant[5], mais en les mariant ; je suis bon citoyen. Oh ! le roi le saura, monsieur le duc, et je vois d’ici qui lui en fera ma cour. Jouissez de votre vie charmante, et continuez vos bontés au Suisse V.

  1. Le duc de La Vallière avait une immense bibliothèque ; et la partie du théâtre français était une de celles à laquelle il apportait le plus de soin. (B.)
  2. Mirame a été imprimée en 1641, in-folio avec figures ; Voltaire parle de cette pièce, tome XIV, page 64.
  3. Ce projet n’a pas eu de suite. (B.)
  4. Voyez tome XVII, page 441.
  5. Decroix, l’un des éditeurs de Kehl, proposait de mettre ensemençant. Bouchot a laissé semant, qu’on lit dans les éditions de Kehl.