Correspondance de Voltaire/1759/Lettre 3929

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Correspondance de Voltaire/1759
Correspondance : année 1759GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 40 (p. 176-177).

3929. — DE FRÉDÉRIC II ROI DE PRUSSE.
(Sagan), 22 septembre.

La duchesse de Saxe-Gotha m’envoie votre lettre[1], etc. Comme je viens d’être étrangement ballotté par la fortune, les correspondances ont toutes été interrompues. Je n’ai point reçu votre paquet du 29 ; c’est même avec bien de la peine que je fais passer cette lettre, si elle est assez heureuse de passer.

Ma position n’est pas si désespérée que mes ennemis le débitent. Je finirai encore bien ma campagne ; je n’ai pas le courage abattu ; mais je vois qu’il s’agit de paix. Tout ce que je peux vous dire de positif sur cet article, c’est que j’ai de l’honneur pour dix, et que, quelque malheur qui m’arrive, je me sens incapable de faire une action qui blesse le moins du monde ce point si sensible et si délicat pour un homme qui pense en preux chevalier, si peu considéré de ces infâmes politiques qui pensent comme des marchands.

Je ne sais rien de ce que vous avez voulu me faire savoir ; mais, pour faire la paix, voilà deux conditions dont je ne me départirai jamais : 1° de la faire conjointement avec mes fidèles alliés ; 2° de la faire honorable et glorieuse. Voyez-vous, il ne me reste que l’honneur, je le conserverai au prix de mon sang.

Si on veut la paix, qu’on ne me propose rien qui répugne à la délicatesse de mes sentiments. Je suis dans les convulsions des opérations militaires ; je suis comme les joueurs qui sont dans le malheur et qui s’opiniâtrent contre la fortune. Je l’ai forcée de revenir à moi plus d’une fois, comme une maîtresse volage. J’ai affaire à de si sottes gens qu’il faut nécessairement qu’à la fin j’aie l’avantage sur eux. Mais qu’il arrive tout ce qu’il plaira à Sa sacrée Majesté le Hasard[2], je ne m’en embarrasse pas. J’ai jusqu’ici la conscience nette des malheurs qui me sont arrivés. La bataille de Minden, celle de Cadix, et la perte du Canada, sont des arguments capables de rendre la raison aux Français, auxquels l’ellébore autrichien l’avait brouillée. Je ne demande pas mieux que la paix, mais je la veux non flétrissante. Après avoir combattu avec succès contre toute l’Europe, il serait bien honteux de perdre par un trait de plume ce que j’ai maintenu par l’épée.

Voilà ma façon de penser ; vous ne me trouverez pas à l’eau de rose ; mais Henri IV, mais Louis XIV, mes ennemis même, que je peux citer, ne l’ont pas été plus que moi. Si j’étais né particulier, je céderais tout pour l’amour de la paix ; mais il faut prendre l’esprit de son état. Voilà tout ce que je peux vous dire jusqu’à présent. Dans trois ou quatre semaines la correspondance sera plus libre, etc.


Fédéric.

  1. La lettre de Voltaire à laquelle répond le roi de Prusse n’est point encore publiée ; mais elle fut le sujet des Observations de M.  de Chauvelin, que nous donnons ci-dessus.
  2. Voyez plus haut la lettre 3820.