Correspondance de Voltaire/1759/Lettre 3936

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Correspondance de Voltaire/1759
Correspondance : année 1759GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 40 (p. 182-183).

3936. — À M.  LE MARQUIS D’ARGENCE DE DIRAC[1],
à angoulême.
Ier octobre.

Monsieur, la confiance que vous voulez bien me témoigner, et le goût que vous avez pour la vérité, me touchent sensiblement. Vous avez perdu, dites-vous, des protecteurs ; mais vous êtes, sans doute, votre protecteur vous-même ; on n’a besoin de personne quand on a un nom et des terres. M.  le chevalier d’Aidie a pris, il y a longtemps, le parti de se retirer chez lui ; il s’est procuré par là une vie heureuse et longue. Il n’y a personne qui ne regarde le repos et l’indépendance comme le but de tous ses travaux ; pourquoi donc ne pas aller au but de bonne heure ? On est égal aux rois quand on sait vivre heureux chez soi.

Quant aux objets de métaphysique dont vous me faites l’honneur de me parler, ils méritent votre attention. Il est bien vrai que, dans les lois de Moïse, il n’est jamais parlé de l’immortalité de l’âme, ni de récompenses et de peines dans une autre vie ; tout est temporel, et l’Anglais Warburton, que M.  Silhouette a traduit en partie[2], prétend que Moïse n’avait pas besoin de ce ressort pour conduire les Hébreux, parce qu’ils avaient Dieu pour roi, et que ce roi les punissait sur-le-champ quand ils avaient fait quelque faute. Cependant il est clair que, du temps de Moïse, les Égyptiens avaient embrassé le dogme de l’existence d’une âme aérienne et éternelle, qui devait se rejoindre au corps après une multitude de siècles. C’est pour cette raison qu’on embaumait les corps[3], afin que l’âme les retrouvât, et qu’on bâtissait des tombeaux en pyramides. L’idée de l’immortalité de l’âme et d’un enfer se trouve dans l’ancien Zoroastre, contemporain de Moïse, dont les titres et les opinions nous ont été conservés dans le Sadder. La même opinion est confirmée dans les poésies d’Homère. Il est vrai qu’on n’avait pas l’idée d’un esprit pur : l’âme, chez tous les anciens, était un air subtil ; mais il n’importe quelle fut son essence ; le grand intérêt des sociétés demandait qu’elle fût immortelle, et qu’après sa mort on pût lui demander compte. Démocrite, Épicure, et plusieurs autres, combattirent ce sentiment ; ils prétendirent que les honnêtes gens n’avaient pas besoin d’un enfer pour être vertueux ; que l’idée de l’enfer faisait plus de mal que de bien ; que l’âme n’est pas un être à part ; que c’est une faculté de sentir, de penser, comme les arbres ont de la nature la faculté de végéter ; qu’on sent par les nerfs, qu’on pense par la tête, comme on touche avec les mains, et qu’on marche avec les pieds.

Pour Platon et Socrate, il est indubitable qu’ils croyaient l’âme immortelle. Ce dogme a été le plus universellement répandu ; il parait le plus sage, le plus consolant et le plus politique. Pour peu que vous lisiez, monsieur, les bons livres traduits en notre langue, vous en saurez beaucoup plus que je ne pourrais vous en dire ; et, avec l’esprit juste que vous avez, vous vous formerez des idées saines de toutes ces choses qui nous intéressent véritablement. Vous avez grande raison de rejeter toutes les idées populaires ; jamais les sages n’ont pensé comme le peuple. Saint Crépin est le saint des cordonniers, sainte Barbe est la sainte des vergetiers ; mais la vérité est la sainte des philosophes.

En voilà beaucoup pour un vieillard qui ne connaît plus que sa charrue et ses vignes.

Je trouve que la meilleure philosophie est celle de cultiver ses terres.

Je me croirais fort heureux si je pouvais avoir l’honneur de vous recevoir dans un de mes ermitages.

  1. Le marquis d’Argence, seigneur de Dirac, à deux lieues d’Angoulême, était un ancien officier retiré dans ses terres avec le titre de chevalier de Saint-Louis. Il alla voir Voltaire au mois de septembre 1760, et leur correspondance ne cessa qu’en 1778.
  2. Voyez la note, tome XXVI. page 396.
  3. Voyez la note, tome XXVIII, page 150.