Correspondance de Voltaire/1759/Lettre 3986

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Correspondance de Voltaire/1759
Correspondance : année 1759GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 40 (p. 240-242).
3986. — À M.  LE COMTE D’ARGENTAL.
Aux Délices, 24 novembre.

Mon cher ange, vous me trouvez bien indigne des plumes de vos ailes ; mais c’est pour en être digne que je diffère l’envoi de la Chevalerie. Horace veut qu’on tienne son affaire enfermée neuf ans[1] ; je ne demande que neuf semaines : voyez comme l’âge m’a rendu temporiseur. Je suis un petit Fabius, un petit Daun. D’ailleurs, moi qui ai d’ordinaire deux copistes, je n’en ai plus qu’un, et il ne peut suffire à tenir l’état de mes vaches et de mon foin en parties doubles, à la correspondance, et aux tragédies, et à Pierre le Grand, et à Jeanne. Laissez-moi faire, tout viendra à point.

Dites-moi donc, mon divin ange, s’il ne vaut pas mieux bien faire que se presser. Quand on voudra faire la paix, qu’on se presse ; mais, en fait de tragédies, si on les veut bonnes, il faut qu’on ait la bonté d’attendre. Parlez-moi, je vous en prie, de la fortune que vous avez faite à Cadix, et dites-moi si vous mangez sur des assiettes à cul noir[2]. Le crédit est-il toujours grand à Paris ? le commerce florissant ? M.  le duc de Choiseul m’a mandé que feu M.  de Meuse[3] avait une terre sur la porte de laquelle était gravé : À force d’aller mal, tout va bien.

Je vous demandais s’il daignait être content de moi ; je vous dis aujourd’hui qu’il a la bonté d’en être content.

Quand vous serez de loisir, et lui aussi, quand tout ira de pis en pis, quand on n’aura pas le sou, vous pourrez, mon divin ange, lui dire les belles lanternes dont il est question dans ma dernière épître[4] ; cela pourrait réussir ; et, en tout cas cela ne gâtera rien. Vous êtes maître de tout.

Mais vraiment, mon cher ange, je crois que tout le monde fera la campagne prochaine, sur terre et sur mer : j’entends, sur mer, ceux qui auront des vaisseaux ; il faut que je déraisonne politique.

1° L’Espagne est seule en état de proposer la paix, d’offrir sa médiation, de menacer si on ne l’accepte pas, etc., etc.

2° Les Anglais peuvent nous prendre Pondichéry pendant que la gravité espagnole fera ses propositions.

3° Le Canada n’est qu’un sujet éternel de guerres malheureuses, et j’en suis fâché.

4° Il y a des gens qui prétendent que la Louisiane valait cent fois mieux, surtout si la Nouvelle-Orléans, qu’on appelle une ville, était bâtie ailleurs.

5° Je ne vois dans tout ceci qu’un labyrinthe, et peu de fil. J’aime à vous dire tout ce qui me passe dans la tête, parce que vous êtes accoutumé à rectifier mes idées,

Luc voudrait bien la paix. Y aurait-il si grand mal à la lui donner, et à laisser à l’Allemagne un contre-poids ? Luc est un vaurien, je le sais ; mais faut-il se ruiner pour anéantir un vaurien dont l’existence est nécessaire ?

7° Si vous avez de quoi bien faire la guerre, faites-la ; sinon, la paix.

Vous vous moquez de moi, mon divin ange : vous avez raison ; mais mes terres sont couvertes de neige ; tous mes travaux champêtres sont malheureusement suspendus ; permettez-moi de déraisonner, c’est un grand plaisir.

Mille tendres respects à Mme  Scaliger.

M.  de Choiseul a bien de l’esprit.

  1. … Nonum prematur io annum.

    (De Arte poet., 388.)
  2. Un arrêt du conseil du 26 octobre exhortait les Français à porter leur vaisselle à la Monnaie pour être convertie en espèces pour les besoins de l’État, et fixait le prix qui en serait donné. Le roi donna l’exemple, qui (voyez la lettre 4056) ne fut suivi que par Mlle  Hus, actrice, et quinze cents citoyens. On se servit alors de plats dont le dessous était recouvert d’un vernis brun, et auxquels on donna le nom de culs noirs.
  3. Choiseul-Meuse, mort, brigadier d’infanterie en 1746.
  4. Lettre 3981.