Correspondance de Voltaire/1759/Lettre 4008

La bibliothèque libre.
Correspondance de Voltaire/1759
Correspondance : année 1759GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 40 (p. 262-263).

4008. — DE M. D’ALEMBERT.
À Paris, ce 22 décembre.

Le nouveau moine[1] ou frère lai que vous venez de recevoir, mon cher et illustre maître, m’a été adressé, il y a plusieurs années, par une nièce de Mlle Quinault, qui est mariée à Bourges, et qui me le recommanda. Il me parut comme à vous assez bon diable, et d’ailleurs je lui trouvai quelques connaissances mathématiques. Il présenta, quelque temps après, à l’Académie des sciences, un Traité de gnomonique qu’elle approuva, et qu’il m’a fait l’honneur de me dédier[2]. Depuis ce temps-là il a été errant de ville en ville, et m’a écrit de temps en temps pour m’engager à le placer, sans que j’en aie pu trouver les moyens. Je suis aise qu’il ait trouvé un asile chez vous, et je crois que vous en pourrez tirer quelques secours ; au surplus, je ne vous demande vos bontés pour lui qu’autant qu’il s’en rendra digne.

Je ne crois pas la paix si prochaine que vous, mais je la désire encore plus que je n’en doute, et je la désire par mille raisons. Je suis bien las de Paris ; mais serai-je mieux ailleurs ? C’est ce qui est fort incertain. Vous avez choisi, comme Marthe, la meilleure part[3] ; mais vous êtes riche, et je suis pauvre. Je n’attends que la paix pour voyager ; je tâterai de différents pays, et quamprimam tetigero bene moratam, et liberam civitatem, in ea conquiescam[4]. Peut-être, quod Deus avertat ! finirai-je comme Scarmentado[5].

On continue toujours ici à nous persécuter, et à nous susciter tracasseries sur tracasseries. Voilà encore une querelle d’Allemand qu’on fait à Diderot et aux libraires, au sujet des planches de l’Encyclopédie : j’espère qu’ils s’en tireront avantageusement, car pour le coup ils n’ont affaire ni au parlement ni à la Sorbonne. Adieu, mon cher philosophe ; quand je vous vois du port contempler les orages, je me rappelle ces vers de Virgile[6] :


Hos ego digrediens lacrymis affabar obortis :
Vivite felices, quibus est fortuna peracta
Jam sua ; nos alia ex aliis in fata vocamur.
Vobis parta quies ; nullum maris æquor arandum.

Je vous embrasse de tout mon cœur.

  1. Valette.
  2. La Trigonométrie sphérique résolue par le moyen de la règle et du compas, 1757, in-8o.
  3. Luc, chap. x, verset 43.
  4. Cicéron, Oratio pro Milone.
  5. Voyez la dernière phrase de ce roman, tome XXI, page 132.
  6. Æn., III, 492-493.