Correspondance de Voltaire/1760/Lettre 4020

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Correspondance de Voltaire/1760
Correspondance : année 1760GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 40 (p. 274-275).

4020. — À M.  DARGET.
Au Délices, 7 janvier 1760[1].

Mes pauvres yeux sont les très-humbles serviteurs des vôtres, mon cher et mon ancien camarade des bords de la Sprée ; je commence à perdre les joies de ce monde, comme disait cet aveugle à Mme  de Longueville, qui le prenait pour un châtré ; je commence à croire que la poésie n’a jamais fait que du mal, puisque celles dont vous me parlez vous ont attiré de si énormes tracasseries ; mais je vous jure que vous n’auriez rien à craindre quand même on imprimerait à Paris ce qui a déjà été imprimé ailleurs ; je n’ai jamais entendu parler d’une Mme  d’Artigny. Il vint chez moi, il y a environ deux mois, un prétendu marquis en …il, qui prétendait avoir des compliments à me faire du roi de Prusse ; ce marquis, étant à pied et n’ayant nulle lettre de recommandation, ne parvint pas jusqu’à moi. Il dit qu’il avait des choses importantes à me communiquer. Pour réponse, je lui fis donner une pistole, et je n’en ai pas entendu parler depuis. Il est difficile que ce marquis ait transcrit sous l’abbé de Prades le livre des poëshies du roi mon maître ; attendu que le roi mon maître m’a mandé qu’il avait fourré, il y a deux ans, l’abbé de Prades à la citadelle de Magdebourg. En tout cas, mon cher camarade, je peux vous répondre que vous ne serez jamais soupçonné d’une infidélité, à moins que ce ne soit avec quelques damoiselles.

Le philosophe de Sans-Souci n’est pas sans souci ; cependant il m’envoie toujours des cargaisons de vers avant de donner bataille, et après l’avoir donnée ; et avant Maxen, et pendant Maxen, et après Maxen ; et dans ces vers il y a toujours de l’esprit, et un fond de génie. Je suis toujours honteux d’être plus heureux que lui, et, révérence parler, je ne troquerais pas le château que j’ai fait bâtir à Ferney contre celui de Saus-Souci ; la liberté et la plus belle vue du monde sont deux choses qu’on ne rencontre pas dans tous les châteaux des rois. J’aurais bien voulu que vous fussiez venu dans nos tranquilles retraites avec Mme  de Bazincourt : elle aurait été charmée d’avoir un tel écuyer, et je vous aurais bien fait les honneurs de mon petit royaume de Catai. Je visais toujours à une retraite agréable, lorsque nous étions dans la ville des géants ; mais je n’osais en espérer une aussi charmante. J’ai avec moi un homme de lettres qui s’est fait ermite dans mon abbaye, la sœur Bazincourt, la prieure Denis, un neveu qui a pris l’habit ; bonne compagnie vient dîner, souper et coucher dans le monastère. Si vous étiez homme à y venir passer quelque temps en retraite nous dirions notre office très-gaiement. Je ne sais si vous savez que le véritable roi mon maître, le roi très-bien aimé de moi chétif, a daigné, par un beau brevet, rendre mes terres que j’ai en France, sur la frontière, entièrement franches et libres ; c’est un droit qu’elles avaient autrefois, et que Sa Majesté a daigné renouveler en ma faveur, de sorte que mes monastères sont obligés de prier Dieu pour lui, ce que nous faisons très-ardemment. C’est une grâce que je dois à M.  le duc de Choiseul, et à Mme  la marquise de Pompadour. Par ma foi, cela vaut mieux que d’être chambellan. Ne m’oubliez pas auprès de M.  Duverney, je vous en supplie, et dites-lui que je lui serai attaché jusqu’à la mort : car, tout moine que je suis, je ne suis pas ingrat.

Ihe treue diener, gehorsam diener[2], qui ne mourra pas entre deux capucins[3].


Voltaire.

  1. Dans l’édition de Bâle, d’où elle est tirée, cette lettre est datée du 7 janvier 1759. Or la franchise des terres de Voltaire ne lui fut accordée qu’en mai 1759 (voyez lettre 3800) ; ce ne fut qu’en juillet 1759 que Maupertuis mourut entre deux capucins. Enfin le combat de Maxen est du 20 novembre 1759.
  2. Votre fidèle et obéissant serviteur.
  3. Comme Maupertuis ; voyez lettres 3914 et 3965.