Correspondance de Voltaire/1760/Lettre 4073

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Correspondance de Voltaire/1760
Correspondance : année 1760GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 40 (p. 330-331).

4073. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL.
17 mars.

Le tripot l’emporte sur la charrue et sur la métaphysique. Vous êtes obéi, mon divin ange, vous et Mme Scaliger ; un Tancrède et une Médime[1] partent sous l’enveloppe de M. de Courteilles, et ceci est la lettre d’avis. Vous saurez encore que, comme-il s’agit toujours d’Arabes dans ces deux pièces, j’y ai joint un petit éclaircissement en prose sur le prophète Mahomet[2], dont je mets quelques exemplaires aux pieds de Mme Scaliger comme aux vôtres. Si vous connaissez quelque savant dans les langues orientales, vous pourrez l’en régaler ; c’est du pédantisme tout pur.

Vous êtes bien véritablement mon ange gardien ; vous me protégez contre le diabloteau Fréron sans m’en rien dire ; c’est la fonction des anges gardiens ; ils veillent autour de leurs clients, et ne leur parlent point. Que voulez-vous que je vous dise ? vous êtes plus adorable que jamais, et j’ai pour vous culte de latrie.

J’ai saisi l’occasion pour demander une espèce de grâce, ou plutôt de justice, à M. de Courteilles. On me persécute, ne vous déplaise, de la part du conseil ; on veut que je sois haut-justicier ; on fait pendre, ou à peu près, de pauvres diables en mon nom. On me fait accroire que rien n’est plus beau que de payer les frais, et on va saisir mes bœufs pour me faire honneur. Je suis toujours en querelle avec le roi, mais je le mène beau train. J’ai déjà fait bouquer messieurs du domaine ; je l’emporterai encore sur eux, car j’ai raison, et M. de Courteilles entendra raison. Je vous en fais juge ; lisez la lettre[3] que je lui écris, seulement pour vous en amuser et pour la recommander. La charge d’ange gardien n’est pas avec moi un bénéfice simple. Vous avez encore eu l’endosse d’un abbé d’Espagnac : tout cela est fini. Je ne le traite pas comme le roi ; je crains un conseiller-clerc bien davantage, et j’aime mieux payer cent pistoles que je ne dois pas, que d’avoir un procès avec un grand chambrier qui en sait plus que moi. Mais, pour le roi, je ne lui ferai point de grâce ; il aura affaire à moi, avec ma chienne de haute justice. Poussez cela, je vous prie, vivement avec M. de Courteilles.

Luc est plus fou que jamais ; je suis convaincu que, s’il voulait, nous aurions la paix. Je ne désespère encore de rien ; mais il faudrait que M. le duc de Choiseul m’écrivît au moins un petit mot de bonté. Cela n’est-il pas honteux que je reçoive quatre lettres[4] de Luc contre une de votre aimable duc ?

Et M. le maréchal de Richelieu, autre négligent, autre Pococurante[5] ; que fait-il ? ne le voyez-vous pas ? n’a-t-il pas des filles ? ne rit-il pas dans sa barbe de tout ce qui se passe ? Est-il vrai que les jésuites ont fait pour quinze cent mille francs[6] de lettres de change qu’ils ne payent point ? Il n’y a qu’à les mettre entre les mains des jansénistes : il faudra bien qu’ils payent.

Mon Dieu, que si j’ai de bon foin cette année je serai heureux !

Je baise plus que jamais le bout de vos ailes avec la plus tendre reconnaissance.

Madame Scaliger, si je n’ai pas fait dans Tancrède tout ce que vous vouliez, écrivez contre moi un livre.


  1. Nouvelle version de Zulime : voyez cette pièce, tome IV.
  2. La Lettre civile et honnête, etc. ; le tout au sujet de Mahomet ; voyez tome XXIV, page 141.
  3. Nous ne connaissons pas cette lettre. (Cl.)
  4. La plupart de ces lettres n’ont pas été retrouvées non plus. (Cl.)
  5. Personnage de Candide.
  6. Voyez tome XVI, page 102.