Correspondance de Voltaire/1760/Lettre 4076

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Correspondance de Voltaire/1760
Correspondance : année 1760GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 40 (p. 334-335).

4076. — DE MADAME LA MARQUISE DU DEFFANT.
Paris, 24 mars 1760.

Ce que vous appelez vos rogatons, monsieur, m’ont fait un grand plaisir ; vous devriez bien m’envoyer des articles du dictionnaire de vos idées, cela serait délicieux, et c’est cela qui me ferait penser. Vous devriez bien aussi un peu plus répondre aux questions que je vous fais ; mais vous ne me croyez pas digne de votre confiance, et vous avez tort ; il n’y a peut-être personne au monde, pas même votre ami d’Argental, qui soit plus votre prosélyte que moi ; jugez, moyennant cela, l’estime que j’ai pour MM. de Pompignan. Je n’ai point lu le discours de l’Académie, je n’ai pu m’y résoudre ; il suffit de l’ennui qu’on ne peut éviter, il est fou d’en aller chercher.

On nous donne des tragédies, des romans abominables, et qui ne laissent pas d’avoir des admirateurs ; le goût est perdu. J’aurais une grande joie de vous revoir, et j’aurais le courage de vous aller chercher si je n’étais pas condamnée, par le malheur de mon état, à une vie sédentaire. Je ne suis à mon aise que dans les lieux que je connais : j’ai un très-joli logement, fort commode ; je ne sors que pour souper, je ne découche jamais, et je ne fais point de visites. Ma société n’est pas nombreuse, mais je suis persuadée qu’elle vous plairait, et que si vous étiez ici vous en feriez la vôtre. J’ai vu pendant quelque temps plusieurs savants et gens de lettres ; je n’ai pas trouvé leur commerce délicieux. J’irais volontiers aux spectacles s’ils étaient bons, mais ils sont devenus abominables ; l’Opéra est indigne, et la Comédie ne vaut guère mieux ; elle est fort peu au-dessus d’une troupe bourgeoise, et le jeu naturel que M. Diderot a prêché a produit le bon effet de faire jouer Agrippine avec le ton d’une harengère. Ni Mlle Clairon, ni M. Lekain, ne sont de vrais acteurs : ils jouent tous d’après leur naturel et leur état, et non pas d’après celui du personnage qu’ils représentent. Le comique vaut mieux : Mlle Dangeville est excellente, et Préville charmant, quoiqu’un peu uniforme. Nous avons eu en dernier lieu une tragédie nouvelle, Spartacus de M. Saurin ; elle ne vaut pas la critique ; enfin, de tous nos auteurs nouveaux, en y comprenant M. de Pompignan, c’est Chàteaubrun[1], sans contredit, celui que j’aime le mieux ; s’il n’a pas plus de génie que les autres, du moins il a plus de bon sens et un peu plus de goût.

Vous ne voulez donc point me dire si l’on fait une nouvelle édition de vos ouvrages ? Vous m’allez trouver bien impertinente ; mais je vous prie de corriger un vers de la Henriade, c’est dans le portrait de Catherine de Médicis :


Possédant en un mot, pour n’en pas dire plus,
Les défauts de son sexe, et peu de ses vertus.


Il me semble qu’on ne dit point posséder des défauts.

Envoyez-moi quelques articles de votre dictionnaire, je vous le demande à deux genoux ; ayez soin de mon amusement ; je suis l’âme la plus délaissée du purgatoire de ce monde-ci. Soyez persuadé que, si je pouvais vous voir, je ferais volontiers cent lieues pour vous aller entendre. Souvenez-vous que je suis votre plus ancienne connaissance, et les vieilles connaissances valent mieux que les nouveaux amis. Enfin, monsieur, je voudrais vous persuader d’avoir beaucoup d’attention pour moi ; mais je crains de n’y pas réussir. J’aurais tout l’avantage, et vous n’y en trouveriez aucun si l’estime la plus parfaite et l’amitié la plus tendre que je vous ai vouées pour ma vie ne pouvaient pas me servir de compensation.

  1. Jean-Baptiste Vivien de Châteaubrun était né à Angoulême en 1686. En 1753 il fut reçu membre de l’Académie française, et mourut à Paris en 1775 à l’âge de quatre-vingt-neuf ans. Sa première tragédie, Mahomet, parut en 1714 ; et quarante ans après, il donna les Troyennes, pièce qui, dans le temps, eut un grand succès, et est restée au théâtre. Le rôle d’Andromaque de cette dernière tragédie était un des rôles les plus favorables au talent de la célèbre Mlle Gaussin.