Correspondance de Voltaire/1760/Lettre 4118

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Correspondance de Voltaire/1760
Correspondance : année 1760GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 40 (p. 381-383).

4118. — À M.  LACOMBE[1],
à paris.
Aux Délices, 9 mai.

Je recevrai, monsieur, avec une extrême reconnaissance l’ouvrage dont vous voulez bien m’honorer. Votre lettre me donne grande envie de voir votre livre ; elle est d’un philosophe, et il n’appartient qu’aux philosophes d’écrire l’histoire : les autres sont des satiriques, des flatteurs, ou des déclamateurs.

Je n’ai encore qu’un volume de prêt de l’Histoire de Pierre le Grand. Les mémoires qu’on m’envoie de Pétersbourg viennent fort lentement et de loin à loin ; plusieurs ont été pris en route par les housards. Vous voyez que la guerre fait plus d’un mal. Au reste, je doute fort que cette Histoire réussisse en France ; je suis obligé d’entrer dans des détails qui ne plaisent guère à ceux qui ne veulent que s’amuser. Les folies héroïques de Charles XII divertissaient jusqu’aux femmes ; des aventures romanesques, telles même qu’on n’oserait les feindre dans un roman, réjouissaient l’imagination : mais deux mille lieues de pays policées, des villes fondées, des lois établies, le commerce naissant, la création de la discipline militaire, tout cela ne parle guère qu’à la raison.

Ajoutez à ce malheur celui des noms barbares inconnus à Versailles et à Paris, et vous m’avouerez que je cours grand risque de n’être point lu de tout ce que vous avez de plus aimable.

Il se pourra encore que maître Abraham Chaumeix me dénonce comme un impie, attendu que Pierre le Grand n’a jamais voulu entendre parler de la réunion de l’Église grecque à la romaine, proposée par la Sorbonne. Les jésuites se plaindront qu’on les ait chassés de Russie, tandis qu’on a laissé une douzaine de capucins à Astrakan. Nous verrons, monsieur, comment vous vous êtes tiré de ces difficultés.

Je suis aussi indigné que vous qu’on permette à Paris l’affront qu’on fait sur le théâtre à des hommes respectables. Serait-il possible, monsieur, qu’on eût désigné injurieusement dans la pièce nouvelle MM. d’Alembert, Diderot, Duclos, Helvétius, et tant d’autres ? J’ai peine à croire que notre nation légère soit devenue assez barbare pour approuver une telle licence. Je ne sais qui est l’auteur de cette pièce ; mais, quel qu’il soit, il aurait à se reprocher toute sa vie un tel abus de son talent, et les approbateurs[2] auraient encore plus de reproches à se faire. Peut-être la licence qu’on suppose dans cette pièce n’est-elle pas aussi grande qu’on le dit. J’ignore si la pièce a été jouée ; j’ai conservé à Paris peu de correspondances ; je sais seulement, en général, qu’on m’y attribue souvent des ouvrages que je n’ai pas même lus. Les vôtres, monsieur, serviront à me désennuyer de ceux qui me sont venus de ce pays-là.

Vous me donnez trop de louanges ; mais vous savez, vous qui êtes avocat, que la forme emporte le fond. Elles sont si bien tournées qu’on vous pardonnerait même le sujet.

  1. Jacques Lacombe, né à Paris en 1724, avocat, reçu libraire en 1766, mort le 16 septembre 1801, auteur de l’Histoire des révolutions de l’empire de Russie, 1760, in-12, etc.
  2. C’était Crébillon qui, en qualité de censeur, avait signé l’approbation mise au bas des Philosophes. Il se conforma à l’ordre que le duc de Choiseul lui avait donné de ne rien retrancher. (B.)