Correspondance de Voltaire/1760/Lettre 4176

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Correspondance de Voltaire/1760
Correspondance : année 1760GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 40 (p. 449-451).

4176. — À M.  THIERIOT.
À Tournay, 7 juillet.

Vous m’avez comblé de joie, mon ancien ami, par votre lettre du 28. Je ne crois pas que M.  d’Alembert se fasse Prussien si aisément. Le Salomon du Nord doit être un peu embarrassé après la perte de ses vingt[1] mille hommes à Landeshut, ayant sous son nez quatre-vingt mille Autrichiens, et cent mille Russes à son cul, lesquels Russes sont de rudes Potsdamites[2].

Je ne sais si je me trompe, mais j’ai une grande idée de l’année 1760. On me mande qu’on vient d’envoyer prisonnier à Stade le landgrave de Hesse[3] ; je n’en suis pas surpris ; il y a trois ans qu’il était prisonnier, et, en dernier lieu, il l’était encore dans ses États.

On dit que le duc de Broglie,


Sage en projets, et vif dans les combats[4],


a pris Marbourg et son château avec douze cents hommes.

Le Salomon du Nord m’écrit toujours ; il me mande[5] que le 19 juin il a voulu donner bataille à M.  de Daun, qu’il n’a pu en venir à bout ; mais que ce qui est différé n’est pas perdu. Il aime toujours à écrire en prose et en vers, dans quelque situation qu’il se trouve ; mais je n’ai jamais pu obtenir de lui qu’il réparât, par la moindre galanterie, l’indigne traitement fait à ma nièce dans Francfort. Tant pis pour lui ; n’en parlons plus.

Je vous ai mandé ce que je pensais d’un voyage en Russie. J’aime fort le Russe à Paris, mais je n’aime point que le premier baron chrétien soit Russe. Songez que ces Russes ne sont chrétiens que depuis six cents ans, ou environ, et qu’il y avait déjà plusieurs siècles que les Montmorency étaient baptisés. Je ne veux ni baron chrétien[6] à Archangel, ni premier philosophe[7] en Brandebourg.

Maître Aliboron, dit Fréron, me paraît furieusement bête. Il conte qu’un jour la nouvelle se répandit qu’il était aux galères, et il est assez aveugle pour ne pas voir que c’est une nouvelle toute simple[8].

Ramponeau[9] n’est point si plaisant que le Pauvre Diable ; mais Ramponeau peut tenir son coin dans le Recueil[10], quand ce ne serait qu’en faveur de la cabaretière Rahab, aïeule de qui vous savez[11].

Dites à l’abbé Trublet qu’il faut qu’il se réconcilie avec les vers, comme Pompignan le prêtre avec l’esprit[12].

Dites à Protagoras[13] qu’il se trompe grossièrement, pour la première fois de sa vie, s’il pense que M.  le duc de Choiseul protège les Polissots et les Frelons, au point de prendre leur parti contre des hommes qu’il estime. Il les a protégés en grand seigneur, tel qu’il est : il leur a donné du pain ; mais il est si loin de prendre leur parti qu’il trouvera fort bon qu’on les assomme de coups de canne. On aurait beaucoup mieux fait de prendre ce parti que d’aller fourrer mal à propos la fille[14] de M.  le duc de Luxembourg dans des querelles de comédie.

Je savais déjà que Robin-mouton devait retourner à sa bergerie. Je ne sais si l’abbé Morellet ne restera pas encore quelques jours dans son château[15] ; c’est dommage qu’un aussi bon officier ait été fait prisonnier à l’entrée de la campagne.

Vous devriez bien, conjointement avec Protagoras, m’envoyer une liste des ennemis et de leurs ridicules : cela sera un peu long, mais il faut travailler pour le bien de la patrie. Je voudrais un peu de faits ; je voudrais jusqu’aux noms de baptême, si cela se pouvait : les noms de saints font toujours un très-bon effet en vers. Je ne sais si l’abbé Trublet est de cet avis.

Nous avons ici une espèce de plaisant qui serait très-capable de faire une façon de Secchia rapita, et de peindre les ennemis de la raison dans tout l’excès de leur impertinence. Peut-être mon plaisant fera-t-il un poëme gai et amusant sur un sujet qui ne le paraît guère. La Dunciade de Pope me paraît un sujet manqué.

Il est important encore de savoir le nom du libraire qui imprime le Journal de Trévoux, le Journal chrétien, ou tels autres rogatons ; si ce libraire a femme, ou fille, ou petit garçon, car il faut de l’amour et de l’intérêt dans le poëme ; sans quoi, point de salut. En un mot, mon plaisant veut rire et faire rire, et mon plaisant a raison, car on commence à se lasser des injures sérieuses ; mais gardez le secret à mon plaisant. Intérim, I am with all my heart yours.

  1. Lisez dix mille ou environ. — Le 23 juin précédent, La Motte-Fouqué, l’un des généraux de Frédéric, était tombé au pouvoir de Laudon, à Landeshut, après avoir reçu plusieurs blessures, et vu exterminer presque tout son corps d’armée. (Cl.)
  2. Allusion aux goûts antiphysiques de Frédéric. (B.)
  3. Voyez lettres 3981 et 4173.
  4. Vers 17 du Pauvre Diable ; voyez tome X.
  5. D’après la lettre de Frédéric, du 21 juin (voyez n° 4162), c’est le 20 qu’il avait voulu livrer bataille.
  6. Le comte de Montmorency, chez lequel avait demeuré Thieriot, rue Saint-Honoré.
  7. Allusion à d’Alembert.
  8. Voyez tome V, page 415.
  9. Le Plaidoyer de Ramponeau ; voyez tome XXIV, page 115.
  10. Recueil des facéties parisiennes dont Voltaire fit la préface ; voyez tome XXIV, page 127.
  11. Voyez la généalogie de Jésus-Christ dans Matthieu, i, 5 ; voyez aussi Josué, ii, 1 ; et vi, 17, 25.
  12. Voyez la lettre 3789.
  13. D’Alembert.
  14. Mme  de Robecq.
  15. Il n’en sortit que le 30 juillet.