Correspondance de Voltaire/1760/Lettre 4201

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Correspondance de Voltaire/1760
Correspondance : année 1760GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 40 (p. 477-478).

4201. — À M.  LE COMTE D’ARGENTAL.
À Ferney, 25 juillet.

Mon cher ange saura d’abord que toute ma joie est finie. Nous sommes plus battus dans l’Inde qu’à Minden. Je tremble que Pondichéry ne soit flambé. Il y a trois ans que je crie : Pondichéry, Pondichéry ! Ah ! quelle sottise de se brouiller avec les Anglais pour un ut et Annapolis, sans avoir cent vaisseaux ! Mon Dieu, qu’on a été bête ! Mais est-il vrai qu’on a un peu pendu vingt jésuites à Lisbonne ? C’est quelque chose, mais cela ne rend point Pondichéry.

Pour me consoler, il faut que je vous parle d’un petit garçon de douze ans : il s’appelle Bussy ; il est fils d’une comédienne ; il a de grands yeux noirs, joue joliment Clistorel[1], chante, a une jolie voix, est fait à peindre, est doux, poli, et bien élevé, et réduit, je crois, à l’aumône. Corbi n’a-t-il pas l’Opéra-Comique ? Corbi n’est-il pas votre protégé ? Ne pourrais-je pas lui envoyer ce petit garçon ? Il ferait une bonne emplette ; daignerez-vous lui en parler ?

Est-il vrai que vous vous êtes opposé à la réception de la petite Duraucy ? Pourquoi ? Il me semble qu’on en peut faire une très-jolie laideron de soubrette.

Puisque je vous parle d’acteurs, je peux bien vous parler de pièce. Jouera-t-ou l’Écossaise ? Ne se sera-ce point un crime de mettre Frelon sur le théâtre, après qu’il a été permis de jouer Diderot par son nom ?

Je ne sais plus que devenir ; je suis entre Socrate, l’Écossaise, Mèdime, Tancrède, et le Droit du Seigneur. Vous avez réglé l’ordre du service, tous les plats sont prêts ; mais on ne peut mettre en vers Socrate, à cause de la multiplicité des acteurs.

Un petit mot de l’abbé Morellet. Ne le protégez-vous pas ? Ne parlez-vous pas pour lui à M. le duc de Choiseul ? Mme  la duchesse de Luxembourg ne s’est-elle pas jointe à vous ? Et Diderot, pourquoi ne pas faire une bonne brigue pour le mettre de l’Académie ? Quand il n’aurait pour lui que quelques voix, ce serait toujours une espérance pour la première occasion, ce serait un préliminaire ; il n’aurait qu’à prévenir le public qu’il ne veut pas entrer cette fois, mais faire voir seulement qu’il est digne d’entrer. Eh ! qui sait s’il n’entrera pas tout d’un coup, s’il ne fléchira pas les dévots dans ses visites ! si Mme  de Pompadour ne se fera pas un mérite de le protéger ! si M. le duc de Choiseul ne se joindra pas à elle !

Mon divin ange, jouez ce tour à la superstition, rendez ce service à la raison ; mettez Diderot de l’Académie ; il n’y a que Spinosa que je puisse lui préférer.

Mille tendres respects aux anges.

  1. Dans le Légataire universel de Regnard.