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Correspondance de Voltaire/1760/Lettre 4219

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Correspondance de Voltaire/1760
Correspondance : année 1760GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 40 (p. 497-499).

4219. — À M. DE MAIRAN,
À Tournay, 9 août.

Je vous remercie bien sensiblement, monsieur, d’une attention qui m’honore, et d’un souvenir qui augmente mon bonheur dans mes charmantes retraites. Il y a longtemps que je regarde vos Lettres au Père Parennin[1], et ses réponses, comme des monuments bien précieux ; mais n’allons pas plus loin, s’il vous plaît. J’aime passionnément Cicéron, parce qu’il doute ; vos Lettres au Père Parennin sont des doutes de Cicéron. Mais quand M. de Guignes a voulu conjecturer après vous, il a rêvé très-creux. J’ai été obligé, en conscience, de me moquer de lui, sans le nommer pourtant, dans la Préface[2] de l’Histoire de Pierre Ier. On imprimait cette histoire l’année passée, lorsqu’on m’envoya cette plaisanterie de M. de Guignes. Je vous avoue que j’éclatai de rire en voyant que le roi Yu était précisément le roi d’Egypte Mènes, comme Platon était, chez Scarron, l’anagramme de Chopine, en changeant seulement pla en cho, et ton en pine. J’étais émerveillé qu’on fût si doctement absurde dans notre siècle. Je pris donc la liberté de dire dans ma Préface : « Je sais que des philosophes d’un grand mérite ont cru voir quelque conformité entre ces peuples ; mais on a trop abusé de leurs doutes, etc, »

Or ces philosophes d’un grand mérite, c’est vous, monsieur ; et ceux qui abusent de vos doutes[3], ce sont les Guignes. Je lui en devais d’ailleurs à propos des Huns, car M. de Guignes se moque encore du monde avec son Histoire des Huns[4]. J’ai vu des Huns, moi qui vous parle ; j’ai eu chez moi des petits Huns, nés à trois cents lieues à l’est de Tobolskoi[5] qui ressemblaient, comme deux gouttes d’eau, à des chiens de Boulogne, et qui avaient beaucoup d’esprit. Ils parlaient français comme s’ils étaient nés à Paris, et je me consolais de nous voir battus de tous côtés en voyant que notre langue triomphait dans la Sibérie. Cela est, par parenthèse, bien remarquable ; jamais nous n’avons écrit de si mauvais livres, et fait tant de sottises qu’aujourd’hui, et jamais notre langue n’a été si étendue dans le monde.

J’aurai l’honneur de vous soumettre incessamment le premier volume de l’Histoire de l’empire de Russie sous Pierre le Grand. Il commence par une description des provinces de la Russie, et l’on y verra des choses plus extraordinaires que les imaginations de M. de Guignes ; mais ce n’est pas ma faute, je n’ai fait que dépouiller les archives de Pétersbourg et de Moscou, qu’on m’a envoyées. Je n’ai point voulu faire paraître ce volume, avant de l’exposer à la critique des savants d’Archangel et du Kamtschatka. Mon exemplaire a resté un an en Russie ; on me le renvoie. On m’assure que je n’ai trompé personne en avançant que les Samoyèdes ont le mamelon d’un beau noir d’ébène, et qu’il y a encore des races d’hommes gris-pommelé fort jolis. Ceux qui aiment la variété seront fort aises de cette découverte ; on aime à voir la nature s’élargir. Nous étions autrefois trop resserrés ; les curieux ne seront pas fâchés de voir ce que c’est qu’un empire de deux mille lieues. Mais, on a beau faire, Ramponeau, les comédies du boulevard, et Jean-Jacques mangeant sa laitue à quatre pattes[6], l’emporteront toujours sur les recherches philosophiques.

Je ne peux finir cette lettre, monsieur, sans vous dire un petit mot de vos Égyptiens. Je vous avoue que je crois les Indiens et les Chinois plus anciennement policés que les habitants de Mesraïm ; ma raison est qu’un petit pays, très-étroit, inondé tous les ans, a dû être habité bien plus tard que le sol des Indes et de la Chine, beaucoup plus favorable à la culture et à la construction des villes ; et, comme les pêchers nous viennent de Perse, je crois qu’une certaine espèce d’hommes, à peu près semblable à la nôtre, pourrait bien nous venir d’Asie. Si Sésostris a fait quelques conquêtes, à la bonne heure ; mais les Égyptiens n’ont pas été taillés pour être conquérants. C’est de tous les peuples de la terre le plus mou, le plus lâche, le plus frivole, le plus sottement superstitieux. Quiconque s’est présenté pour lui donner les étrivières l’a subjugué comme un troupeau de moutons. Cambyse, Alexandre, les successeurs d’Alexandre, César, Auguste, les califes, les Circassiens, les Turcs, n’ont eu qu’à se montrer en Égypte pour en être les maîtres. Apparemment que, du temps de Sésostris, ils étaient d’une autre pâte, ou que leurs voisins de Syrie et de Phénicie étaient encore plus méprisables qu’eux.

Pour moi, monsieur, je me suis voué aux Allobroges, et je m’en trouve bien-, je jouis de la plus heureuse indépendance ; je me moque quelquefois des Allobroges de Paris. Je vous aime, je vous estime, je vous révérerai jusqu’à ce que mon corps soit rendu aux éléments dont il est tiré.

  1. 1759 in-12.
  2. Voyez tome XVI, page 381.
  3. Le Roux Deshauteraies (mort en 1795) avait aussi publié, en 1759, des Doutes sur la dissertation de M. de Guignes, quia pour titre Mémoire, etc.
  4. 1756-1758, cinq volumes in-4o.
  5. Ou Tobolsk.
  6. Les Philosophes, acte III, scène ix.