Correspondance de Voltaire/1760/Lettre 4230

La bibliothèque libre.
Correspondance de Voltaire/1760
Correspondance : année 1760GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 40 (p. 511-514).
4230. — À STANISLAS[1],
roi de pologne, duc de lorraine et de bar.
Aux Délices, 15 auguste.

Sire, je n’ai jamais que des grâces à rendre à Votre Majesté. Je ne vous ai connu que par vos bienfaits, qui vous ont mérité votre beau titre[2]. Vous instruisez le monde ; vous l’embellissez, vous le soulagez, vous donnez des préceptes et des exemples. J’ai lâché de profiter de loin des uns et des autres autant que j’ai pu. Il faut que chacun dans sa chaumière fasse à proportion autant de bien que Votre Majesté en fait dans ses États ; elle a bâti de belles églises royales ; j’édifie des églises de village. Diogène remuait son tonneau quand les Athéniens construisaient des flottes. Si vous soulagez mille malheureux, il faut que nous autres petits nous en soulagions dix. Le devoir des princes et des particuliers est de faire, chacun dans son état, tout le bien qu’il peut faire.

Le dernier livre[3] de Votre Majesté, que le cher frère Menoux m’a envoyé de votre part, est un nouveau service que Votre Majesté rend au genre humain. Si jamais il se trouve quelque athée dans le monde (ce que je ne crois pas), votre livre confondra l’horrible absurdité de cet homme. Les philosophes de ce siècle ont heureusement prévenu les soins de Votre Majesté. Elle bénit Dieu sans doute de ce que, depuis Descartes et Newton, il ne s’est pas trouvé un seul athée en Europe. Votre Majesté réfute admirablement ceux qui croyaient autrefois que le hasard pouvait avoir contribué à la formation de ce monde ; elle voit sans doute avec un plaisir extrême qu’il n’y a aucun philosophe de nos jours qui ne regarde le hasard comme un mot vide de sens. Plus la physique a fait de progrès, plus nous avons trouvé partout la main du Tout-Puissant.

Il n’y a point d’hommes plus pénétrés de respect pour la Divinité que les philosophes de nos jours. La philosophie ne s’en tient pas à une adoration stérile, elle influe sur les mœurs. Il n’y a point en France de meilleurs citoyens que les philosophes : ils aiment l’État et le monarque ; ils sont soumis aux lois ; ils donnent l’exemple de l’attachement et de l’obéissance. Ils condamnent, et ils couvrent d’opprobres ces factions pédantesques et furieuses, également ennemies de l’autorité royale et du repos des sujets ; il n’est aucun d’eux qui ne contribuât avec joie de la moitié de son revenu au soutien du royaume. Continuez, sire, à les seconder de votre autorité et de votre éloquence ; continuez à faire voir au monde que les hommes ne peuvent être heureux que quand les rois sont philosophes, et qu’ils ont beaucoup de sujets philosophes. Encouragez de votre voix puissante la voix de ces citoyens qui n’enseignent dans leurs écrits et dans leurs discours que l’amour de Dieu, du monarque et de l’État ; confondez ces hommes insensés livrés à la faction, ceux qui commencent à accuser d’athéisme quiconque n’est pas de leur avis sur des choses indifférentes.

Le docteur Lange dit que les jésuites sont athées, parce qu’ils ne trouvent point la cour de Pékin idolâtre. Le frère Hardouin, jésuite, dit que les Pascal, les Arnauld, les Nicole, sont athées, parce qu’ils n’étaient pas molinistes. Frère Berthier soupçonne d’athéisme l’auteur de l’Histoire générale, parce que l’auteur de cette histoire ne convient pas que des nestoriens, conduits par des nuées bleues[4], sont venus du pays de Tacin, dans le septième siècle, faire bâtir des églises nestoriennes à la Chine. Frère Berthier devrait savoir que des nuées bleues[5] ne conduisent personne à Pékin, et qu’il ne faut pas mêler des contes bleus à nos vérités sacrées.

Un gentilhomme breton ayant fait, il y a quelques années, des recherches sur la ville de Paris, les auteurs d’un Journal qu’ils appellent Chrétien[6], comme si les autres journaux étaient faits par des Turcs, l’ont accusé d’irréligion au sujet de la rue Tire-Boudin, et de la rue Trousse-Vache ; et le Breton a été obligé de faire assigner ses accusateurs au Châtelet de Paris.

Les rois méprisent toutes ces petites querelles, ils font le bien général, tandis que leurs sujets, animés les uns contre les autres, font les maux particuliers. Un grand roi tel que vous, sire, n’est ni janséniste, ni moliniste, ni anti-encyclopédiste ; il n’est d’aucune faction ; il ne prend parti ni pour ni contre un dictionnaire : il rend la raison respectable, et toutes les factions ridicules ; il tâche de rendre les jésuites utiles en Lorraine, quand ils sont chassés du Portugal ; il donne douze mille livres de rente, une belle maison, une bonne cave à notre cher Menoux, afin qu’il fasse du bien ; il sait que la vertu et la religion consistent dans les bonnes œuvres, et non pas dans les disputes ; il se fait bénir, et les calomniateurs se font détester.

Je me souviendrai toujours, sire, avec la plus tendre et la plus respectueuse reconnaissance, des jours heureux que j’ai passés dans vos palais ; je me souviendrai que vous daigniez faire le charme de la société, comme vous faisiez la félicité de vos peuples ; et que, si c’était un bonheur de dépendre de vous, c’en était un plus grand de vous approcher.

Je souhaite à Votre Majesté que votre vie, utile au monde, s’étende au delà des bornes ordinaires. Aurengzeb et Muley-Ismaël ont vécu l’un et l’autre au delà de cent cinq ans[7] ; si Dieu accorde de si longs jours à des princes infidèles, que ne fera-t-il point pour Stanislas le Bienfaisant ? Je suis avec le plus profond respect, etc.

  1. Le roi de Pologne fit une reponse de sa main à cette lettre ; mais elle n’a pas été recueillie.
  2. C’était en décembre 1751 que le beau titre de Bienfaisant avait été donné à Stanislas.
  3. Voyez la note sur la lettre 4183.
  4. Voyez le Dictionnaire philosophique, au mot Chine.
  5. Voyez tome XI, page 180.
  6. Cette lettre de Voltaire a été imprimée dans le Journal encyclopédique, octobre 1760, pages 105-109. Au lieu des mots : « Les auteurs d’un journal qu’ils appellent Chrétien, comme si les autres journaux étaient faits par des Turcs, l’ont accusé, etc. » on lisait : « L’abbé Trublet et consorts l’ont accusé, etc. »

    Saint-Foix ayant porté plainte contre les auteurs du Journal Chrétien, les rédacteurs insérèrent dans leur cahier d’août 1760 la note que voici : « Nous n’avions point lu les Essais historiques sur Paris ; ce livre n’étant pas, par son titre, du genre de ceux dont nous rendons compte dans notre journal. On nous envoya une lettre sur cet ouvrage ; on nous dit qu’il était imprimé sans nom d’auteur ni d’imprimeur. Dans un temps où la religion et les mœurs sont si souvent attaquées, nous crûmes que tout ce qui était contenu dans cette lettre était exact. Nous avons vu la réponse de l’auteur des Essais historiques ; nous avouons sans peine que nous n’eussions point inséré cette lettre si ces éclaircissements nous fussent parvenus plus tôt, et que nous serions fâchés qu’elle donnât de mauvaises impressions contre ses sentiments et son respect pour la religion. »

    L’abbé Trublet publia, à l’occasion de cette note, une lettre dans laquelle il dit : « M. de Saint-Foix s’est plaint, et on lui a fait réparation ; mais, comme je n’avais eu aucune part à la lettre critique de ses Essais historiques sur Paris, je n’en ai aucune non plus à l’avis des journalistes au sujet de cette lettre ; et je n’ai connu l’une et l’autre qu’en les lisant dans le journal de mai et dans celui d’août. MM. les abbés Joannet et Dinouart auraient donc dû ne parler qu’en leurs noms et signer leur avis, etc., etc. »

    Trublet ajoute dans une apostille : « Depuis ma lettre écrite, j’ai lu celle de M. de Voltaire au roi Stanislas et j’y ai trouvé ces mots : un Breton, etc. Il est faux, je le répète, que j’aie été un des accusateurs de M. de Saint-Foix. » (B.)

  7. Voltaire, dans son Essai sur les Mœurs (voyez tome XIII, page 157), dit qu’Aurengzeb mourut à cent trois ans. Il ne vécut que quatre-vingt-dix années lunaires et treize jours ; et l’année lunaire n’est que de trois cent cinquante quatre jours huit heures quarante-huit minutes. Muley-Ismaël, dont Voltaire (voyez tome XIII, page 140) porte la vie à plus de cent années, n’en a vécu que quatre-vingt et une.