Correspondance de Voltaire/1760/Lettre 4267

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Correspondance de Voltaire/1760
Correspondance : année 1760GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 40 (p. 546-548).
4267. — DE M. D’ALEMBERT.
Paris, 22 septembre.

Mon cher et illustre maître, je viens de remettre à l’ami Thieriot une copie de ma petite drôlerie[1], que vous me paraissez avoir envie de lire. Je souhaiterais qu’elle fût de votre goût, mais je désire encore plus vos conseils. Personne au monde n’en a de copie que vous, et je compte qu’elle ne sortira pas de vos mains.

Je fus avant-hier, pour la troisième fois, à " « Tancrède » ". Tout le monde y fond en larmes, à commencer par moi, et la critique commence à se taire. Laissez dire les Aliborons, et soyez sûr que cette pièce restera au théâtre. Mlle Clairon y est incomparable, et au-dessus de tout ce qu’elle a jamais été. En vérité elle mériterait bien de votre part quelque monument marqué de reconnaissance. Vous avez célébré Gaussin, qui ne la vaut pas ; vous lui devez au moins une épître sur la déclamation, sur l’art du théâtre, sur ce que vous voudrez, en un mot ; mais vous lui devez une statue pour la postérité. Vous saurez de plus qu’elle est philosophe ; qu’elle a été la seule parmi ses camarades qui se soit déclarée ouvertement contre la pièce de Palissot ; qu’elle a pris grande part au succès de l’Écossaise, quoiqu’elle n’y jouât pas ; qu’enfin elle est digne, à tous égards, d’un petit souvenir de votre part, tant par ses talents que par sa manière de penser.

L’abbé d’Olivet, qui ne lit qu’Aristophane et Sophocle, alla voir votre pièce, il y a quelques jours, sur tout ce qu’il en entendait dire. Il prétend que depuis défunt Roscius, pour lequel Cicéron plaida, il n’y a point eu d’actrice pareille ; elle fait tourner toutes les têtes, non pas dans le sens de l’abbé Trublet[2] ; mais du bon côté. J’écrivais ces jours-ci à son amant[3] qu’elle finirait par me mettre à mal, et que,


Si non pertæsum cunni penisque fuisset,
Huic uni forsan potui succumbere culpæ.

(Virg., Æn., lib. IV, v. 18.)

Je vous ai écrit[4], il y a quelques jours, pour vous recommander un homme d’esprit et de mérite, M. le chevalier de Maudave[5]. Vous aurez bientôt une autre visite dont je vous préviens : c’est celle de M. Turgot[6], maître des requêtes, plein de philosophie, de lumières, et de connaissances, et fort de mes amis, qui veut aller vous voir en bonne fortune ; je dis en bonne fortune, car, propter metum Jndæorum[7], il ne faut pas qu’il s’en vante trop, ni vous non plus. Adieu, mon cher et grand philosophe.

  1. Les mots petite drôlerie, qui sont du Bourgeois gentilhomme, acte I, scène ii, désignent ici le Discours dont nous avons donné le titre, page 526.
  2. Voyez plus haut le quatrième alinéa de la lettre 4242.
  3. Peut-être le comte de Valbelle, l’un des successeurs de Marmontel, qui avait été l’amant de Clairon dix ans auparavant. La Correspondance contient une lettre du 30 janvier 1764, au comte de Valbelle.
  4. Cette lettre manque.
  5. Il a laissé une Relation d’un voyage aux Indes orientales, contenant plusieurs remarques intéressantes sur le Brésil, le Paraguai, les iles de France et de Bourbon, et sur la situation des affaires de la compagnie des Indes à la côte de Coromandel. Le manuscrit est à la Bibliothèque particulière du roi, aux galeries du Louvre. (B.) — Il a déjà été parlé de ce personnage, tome XXXIX, page 120.
  6. Voyez tome XXIX, page 369.
  7. Jean, chap. viii, 13.