Correspondance de Voltaire/1760/Lettre 4295

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Correspondance : année 1760
Garnier (Œuvres complètes de Voltaire, tome 41p. 17-18).

4295. — À MADAME LA COMTESSE D’ARGENTAL.
13 octobre.

Madame Scaliger, savez-vous bien que vous êtes adorable ? Des lettres de quatre pages, des mémoires raisonnés, des bontés de toute espèce ; mon cœur est tout gros. J’aime mes anges à la folie. Quand je vous ai envoyé des bribes pour Tancrède, imaginez-vous, madame, qu’on m’essayait un habit de théâtre pour Zopire, et un autre pour Zamti ; qu’il fallait compter avec mes ouvriers, faire mes vendanges et mes répétitions. J’écrivais au courant de la plume, et un Tancrède sortait de la place[1]. Cette place n’est pas tenable : il y avait cent autres incongruités ; je m’en apercevais bien ; je les corrigeais quand le courrier était parti. J’envoyais des mémoires à Clairon ; je priais qu’on suspendît les représentations, qu’on me donnât du temps. Voilà ce qui est fait ; tout est fini, plus de chevalerie. Vous aurez une nouvelle leçon quand vous voudrez.

Pour moi, je vais jouer le père de Fanime dans deux heures, et je vous avertis que je vais faire pleurer. Fanime se tue ; il faut que je vous confie cette anecdote. Mais comment se tue-t-elle ? à mon gré, de la manière la plus neuve, la plus touchante. Cette Fanime fait fondre en larmes, du moins Mme  Denis fait cet effet : car, ne vous déplaise, elle a la voix plus attendrissante que Clairon. Et moi, je vous répète que je vaux cent Sarrasin, et que j’ai formé une troupe qui gagnerait fort bien sa vie. Ah ! si nous pouvions jouer devant madame Scaliger !

Mais vous a-t-on envoyé Pierre Ier ? Cela n’est pas si amusant qu’une tragédie. Que ferez-vous de la grande Permie et des Samoyèdes ? Il y a pourtant une Préface à faire rire, et j’ose vous répondre qu’elle vous divertira. Je crois que j’étais né plaisant, et que c’est dommage que je me sois adonné parfois au sérieux. Je n’ai point vu les fréronades[2] sur Tancrède ; mais je me trompe, ou Jérôme Carré est plus plaisant que Fréron. Je me moque un peu du genre humain, et je fais bien ; mais avec cela, comme mon cœur est sensible, comme je suis pénétré de vos bontés ! comme j’aime mes anges ! Je les chéris autant que je déteste ce que vous savez. Mon aversion pour cette infamie[3] ne fait que croître et embellir. M.  d’Argental est donc à la campagne ? Comment peut-il faire pour ne pas sortir à cinq heures ? Comment va la santé de M.  de Pont-de-Veyle ?

Quand mon cher ange reviendra-t-il ? Je suis à vos pieds, divine Scaliger.

  1. Allusion au moment où Tancrède, sans doute dans le quatrième acte, sortait de Syracuse pour fuir Aménaïde et combattre Solamir.
  2. Voyez tome V, page 493.
  3. La superstition, l’hypocrisie, etc. (Cl.)