Correspondance de Voltaire/1760/Lettre 4312

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Correspondance : année 1760
Garnier (Œuvres complètes de Voltaire, tome 41p. 36-38).

4312. — À MADAME LA MARQUISE DU DEFFANT.
Aux Délices, 27 octobre.

Ceci n’est point une lettre, madame, c’est seulement pour vous demander si vous avez reçu deux volumes de l’ennuyeuse Histoire de Russie, l’un pour vous, l’autre pour le président Hénault. M.  Bouret ou M.  Le Normand doit vous avoir fait remettre ce paquet. J’ignore pareillement si M.  d’Alembert a reçu le sien. Voulez-vous, madame, avoir la bonté de lui demander s’il lui est parvenu ? Il vous fait quelquefois sa cour, et je vous ou félicite tous deux : vous ne trouverez assurément personne qui ait plus d’esprit, plus d’imagination, et plus de connaissances que lui.

Je vous disais, madame, que je ne vous écrivais point, mais je veux vous écrire. J’ai pourtant bien des affaires : un laboureur qui bâtit une église et un théâtre, qui fait des pièces et des acteurs, et qui visite ses champs, n’est pas un homme oisif. N’importe, il faut que je vous dise que je viens de crier vive le roi ! en apprenant que les Français ont tué quatre mille Anglais[1] à coups de baïonnette. Cela n’est pas humain, mais cela était fort nécessaire.

Je ne sais pas si le roi de Prusse aura longtemps la vanité de payer régulièrement la pension à M.  d’Alembert ; ce serait aux Russes à la payer, sur les huit millions qu’ils viennent de prendre à Berlin. Dieu merci, il ne s’est pas encore passé une semaine sans grandes aventures, depuis que j’ai quitté le poète Sans-Souci : j’ai peur de lui avoir porté malheur. Je souhaite qu’il finisse sa vie aussi sagement et aussi tranquillement que moi ; mais il n’en fera rien.

Je n’ai nulle nouvelle du frère Menoux, ni de frère Malagrida, ni de frère Berthier, ni d’Omer de Fleury, ni de Fréron. J’aurai l’honneur de vous envoyer quelque insolence de plus tôt que je pourrai.

Prenez toujours la vie en patience, madame ; et s’il y a quelque bon moment, jouissez-en gaiement. Je me plains à tout le monde de Mlle  Clairon, qui a la fantaisie de vouloir qu’on lui mette un échafaud tendu de noir sur le théâtre, parce qu’elle est soupçonnée d’avoir fait une infidélité à son fiancé. Cette imagination abominable n’est bonne que pour le théâtre anglais. Si l’échafaud était pour Fréron, encore passe ; mais pour Clairon, je ne le peux souffrir.

Ne voilà-t-il pas une belle idée de vouloir changer la scène française en place de Grève ! Je sais bien que la plupart de nos tragédies ne sont que des conversations assez insipides, et que nous avons manqué jusqu’ici d’action et d’appareil ; mais quel appareil pour une nation polie qu’une potence et des valets de bourreau !

Je vous adresse mes plaintes, madame, parce que vous avez du goût ; et je vous prie de crier à pleine tête contre cette barbarie. Voilà ma lettre finie ; je vais voir mes greniers et mes granges.

Je vous présente mon tendre respect, et je vous aime encore plus que mon blé et mon vin ; j’ai fait pourtant d’assez bon vin, et beaucoup. Je parie, madame, que vous ne vous en souciez guère ; voilà comme l’on est à Paris.

  1. Le marquis de Casties avait mis en fuite le 16 octobre, aux environs de Wesel, quinze mille Hanovriens commandés par le prince héréditaire de Brinswick, lequel servait, sous les ordres du prince Ferdinand, son oncle, général en chef des troupes anglaises et hanovriennes.