Correspondance de Voltaire/1760/Lettre 4355

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Correspondance : année 1760
Garnier (Œuvres complètes de Voltaire, tome 41p. 82-83).

4355. — À M. TRONCGHIN, DE LYON[1].
1er décembre.

Il faut que vous m’aidiez à faire une bonne œuvre. Mes bâtiments en souffriront ; mais il faut courir au plus pressé et au plus plaisant.

Voici ce plaisant. Les jésuites qui demeurent à Ornex, auprès de Ferney, ne doivent aimer que les biens célestes. Ils ne sont là que pour convertir des huguenots ; mais pour les convertir, il ne faut pas s’emparer de leur bien. Deux vieilles damnées, nommées Mlles Baltazard, possédaient à Ornex un bien d’environ dix-huit mille livres de France. Les frères jésuites ont acquis saintement ce domaine en achetant à vil prix les dettes des créanciers, en payant six cents livres pour douze cents, et le reste en messes. J’ai déterré les héritiers véritables[2], pauvres gentilshommes se battant très-bien pour le roi, et n’ayant pas de quoi chasser les jésuites de leur héritage. Ils n’ont que de la poudre et leur épée ; cela ne suffit pas : il faut de l’argent ; c’est moi qui l’avance. Je crois bien que je déplairai à frère Berthier ; mais je crois que je ne vous déplairai pas, et que tous les honnêtes gens m’en sauront gré ; votre ville n’en sera pas fâchée. Que faire donc, mon cher ami ? L’impossible pour m’envoyer sur-le-champ dix-huit mille livres en or pour être déposées à Gex. Ils ne porteront de longtemps intérêt, d’accord ; il faudra ne travailler de longtemps aux embellissements de Ferney, volontiers. Il est si agréable de chasser des jésuites qu’il faut tout sacrifier à cette œuvre pie.

Ainsi donc, mon cher ami, secret et argent. Cette petite anecdote figurera un jour dans l’histoire de la compagnie de Jésus[3] et dans la mienne.

  1. Éditeurs, de Cayrol et François.
  2. MM. Desprez de Crassy.
  3. Voyez, tome XVI, la note 4 de la page 100 ; et tome XXVII page 407.