Correspondance de Voltaire/1760/Lettre 4377

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Correspondance : année 1760
Garnier (Œuvres complètes de Voltaire, tome 41p. 101-102).

4377. — À M.  LE COMTE D’ARGENTAL.
16 décembre au soir.

Je reçois le paquet de mes anges à six heures du soir ; je le renvoie à huit. Il partira demain avec mes remerciements, qui doivent être fort longs, et avec ma courte honte d’avoir coûté tant de peines à ceux à qui je ne peux faire beaucoup de plaisir. Vous devez être regoulés de Tancrède ; il n’y a que votre bonté qui vous soutienne. On n’a jamais fait pour un pauvre diable d’auteur ce que vous avez daigné faire pour moi. Je crois enfin cette pièce un peu mieux arrondie que quand je la fis si à la hâte[1] ; je la crois même plus touchante, et c’est là le principal. Avec des vers bien faits, bien compassés, on ne tient rien si le cœur n’est ému.

J’avais bien raison de vouloir revoir l’édition de Prault. Daignez jeter les yeux sur la pièce, et vous verrez que j’ai fait toutes les corrections indispensables. Son édition était ridicule et absurde. Prault aura un peu à remanier, c’est le terme de l’art ; mais c’est une peine et une dépense très-médiocres. Il a très-grand tort de craindre que l’édition des Cramer ne croise la sienne. Les Cramer n’ont point commencé ; ils n’ont point l’ouvrage, et ils ne l’imprimeront que pour les pays étrangers. D’ailleurs j’enverrai incessamment au petit Prault un ouvrage[2] sur les théâtres que je crois assez neuf et assez intéressant. Le zèle de la patrie m’a saisi ; j’ai été indigné d’une brochure anglaise dans laquelle on préfère hautement Shakespeare à Corneille. J’ai voulu venger l’oncle, en ayant chez moi la nièce. J’amuserai d’abord mes anges de ce petit traité, et je supplierai très-instamment que Prault ne sache pas qu’il est de moi, ou du moins qu’il mérite les petits services que je peux lui rendre, en feignant de les ignorer.

Comme je n’ai nul goût à voir mon nom à la tête de mes sottises, ou folles, ou sérieuses, ou tragiques, ou comiques, permettez-moi, mes chers anges, d’exiger que celui des comédiens ne s’y trouve pas plus que le mien. À quoi sert-il de savoir qu’un nommé Brizard a joué platement mon plat père ? qu’est-ce que cela fait aux lecteurs ? J’ai une aversion invincible pour cette coutume nouvellement introduite.

Mes anges, je commence à souhaiter la paix. Il est vrai que je fais chez moi la guerre aux jésuites, mais elle ne coûte rien ; je les chasse, et je triomphe. Mais la guerre contre les Anglais vous ruine, et c’est vous qu’on chasse. J’attends avec impatience ce qui adviendra, dans votre tripot, de la convocation des pairs.


La montagne en travail enfante une souris.

(La Fontaine, liv. V, fab. x.)

Daignez me mander des nouvelles de l’Écossaise, et des rogatons que je vous ai envoyés. Je souhaite à Térée beaucoup de prospérités, et que les vers de Philomèle soient le chant du rossignol. Mais M. Lemierre a-t-il reçu une certaine lettre[3] que je pris la liberté d’adresser à M. d’Argental, ne sachant pas la demeure du père de Térèe ? Pardon, je dois vous excéder.

  1. En moins d’un mois ; voyez tome V, page 492.
  2. Appel à toutes les nations de l’Europe ; voyez tome XXIV, page 191.
  3. Citée dans la lettre 4314, et dans quelques autres.