Correspondance de Voltaire/1761/Lettre 4413

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Correspondance : année 1761
Garnier (Œuvres complètes de Voltaire, tome 41p. 144-145).
4413. — À M.  DAGIEU[1].
À Ferney, 11 janvier.

Mme  Denis et moi, monsieur, nous sommes des cœurs sensibles. Vous savez combien votre souvenir nous touche. Nous avons encore avec nous un cœur de dix-sept ans qui se forme : c’est l’héritière du nom du grand Corneille. C’est avec les ouvrages de son aïeul que nous oublions l’Annèe littéraire et son digne auteur. Si M.  Morand[2] veut aimer les gens de lettres, il ne faut pas qu’il choisisse les pirates des lettres.

Permettez-vous, monsieur, que je vous consulte sur une affaire plus importante ? J’ai auprès de moi un jeune homme de mes parents[3] ; il fut attaqué, il y a dix-huit mois, d’un rhumatisme qui ressemblait à une sciatique. Nous l’envoyâmes aux bains d’Aix ; les douleurs augmentèrent. M.  Tronchin lui ordonna encore les eaux, il y a six mois ; il en revint avec une tumeur sur le fascia lata, et toujours souffrant des douleurs d’élancement, se sentant comme déchiré. Il se ressouvint alors, ou crut se ressouvenir, qu’il était tombé à la chasse il y avait deux ans. On lui appliqua les mouches cantharides avant cet aveu, et après cet aveu on en fut lâché. Les douleurs devinrent plus vives, la tumeur plus forte. On jugea que le coup qu’il prétendait s’être donné à la cuisse, en tombant de cheval, avait pu causer une carie dans le fémur. On lui fit une ouverture de six grands doigts de long, et très-profonde. On sonda, on ne put pénétrer assez avant ; le pus coula d’abord assez blanc, ensuite plus foncé, enfin d’une espèce fétide et purulente. Les douleurs furent toujours les mêmes, depuis la tête du fémur jusqu’au genou. Ces élancements se sont fait sentir dans l’autre cuisse. Celle à laquelle on avait fait l’opération s’est très-enflée, l’autre s’est absolument desséchée. Le pus de la plaie est devenu de jour en jour plus fétide, tantôt en grande abondance, tantôt en petite quantité ; très-souvent la fièvre, des insomnies, mais toujours un peu d’appétit. On a jugé la tête du fémur cariée et déplacée. Tronchin l’a jugé à mort. Le chirurgien, qui est assez habile, a pensé de même. Il se fit une nouvelle tumeur au-dessous de la plaie, il y a quelques jours ; il en coula une grande quantité de sanie purulutente, et son appétit augmenta. Ce n’est point au fascia lata que cette tumeur nouvelle a percé, c’est près des muscles intérieurs. Le chirurgien alors s’est avisé de lui demander si, quelque temps avant de tomber malade, il n’avait pas mérité la vér… Il a répondu qu’il avait eu affaire dans Genève à quelques créatures qui pouvaient la donner, mais nul symptôme avant-coureur de cette maladie. Tout se réduit à cette espèce de sciatique. Aucune dartre, aucun bubon, aucune tache, nulle enflure aux aines, sinon l’enflure présente, qui va de l’os des îles au pied. La chair de ces parties n’a plus de ressort, le doigt y laisse un creux ; le pus coule par la nouvelle ouverture, et cependant l’appétit augmente. Il faut quatre personnes pour le porter d’un lit à l’autre. L’atrophie n’est point sur le visage, la parole est libre et quelquefois assez ferme.

Voilà son état depuis quatre mois entiers que l’opération fut faite. J’ajoute encore que le coccix est écorché, mais que le peu de sanie qui en sort n’est point de la qualité du pus fétide de la cuisse. On ne sait si on hasardera le grand remède.

Pardonnez, monsieur, ce long exposé ; daignez me communiquer vos lumières. Que pensez-vous des dragées de Kayser ? et croyez-vous que Colomb nous ait rendu un grand service par la découverte de l’Amérique ?

Je suis avec toute l’estime qu’on vous doit, et j’ose dire avec amitié, monsieur, votre, etc.

  1. Voyez tome XXXVII, page 404.
  2. Chirurgien-major de l’Hôtel des Invalides, nommé dans la lettre 4228, Morand était lié avec Fréron.
  3. Daumart ; voyez la lettre 4479.