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Correspondance de Voltaire/1761/Lettre 4456

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Correspondance : année 1761
Garnier (Œuvres complètes de Voltaire, tome 41p. 199-200).

4456. — À M. D’ALEMBERT.
À Ferney, 9 février.

Mon cher et grand philosophe, vous devenez plus nécessaire que jamais aux fidèles, aux gens de lettres, à la nation. Gardez-vous bien d’aller jamais en Prusse : un général ne doit point quitter son armée. J’ai vu un extrait de votre Discours[1] à l’Académie : en vérité, vous faites luire un nouveau jour aux yeux des gens de lettres. Je sais avec quelle bonté vous avez parlé de moi ; j’y suis d’autant plus sensible que vous me couvrez de votre égide contre les gueules des Cerbères ; mais mon intérêt n’entre pour rien dans mon admiration. Pouvez-vous me confier le discours entier ? Vous savez que je n’ai pas abusé de la première faveur[2] ; je serai aussi discret sur la seconde.

M. de Malesherbes insulte la nation en permettant les infâmes personnalités de Fréron : on aurait dû lui faire déjà un procès criminel. Ce n’est pas de M. de Malesherbes que je parle. De quel droit ce malheureux ose-t-il insulter Mlle Corneille, et dire que « son père, qui a un emploi à cinquante francs par mois, la tire de son couvent pour la faire élever chez moi par un bateleur de la Foire » ? Une calomnie si odieuse est capable d’empêcher cette fille de se marier. Mon cher philosophe, je vous jure que nous donnons à Mlle Corneille l’éducation que nous donnerions à une Montmorency ou à une Châtillon, si on nous l’avait confiée. Nous y mettons nos soins, notre honneur. Si on ne punit pas ce Fréron, on est bien lâche. J’espère encore dans les sentiments d’honneur qui animent M. Titon et M. Le Brun. Il n’y a qu’à faire signer une procuration au bonhomme Corneille, et la chose ira d’elle-même.

Vous n’avez pas probablement toute l’Épître[3] d’Abraham Chaumeix à Mlle Clairon. Je ne crois pas qu’il faille la publier si tôt ; il faut attendre du moins que Clairon soit guérie, et Fréron châtié.

Ne mettrez-vous point Diderot dans l’Académie ? Personne ne respecte l’abbé Le Blanc[4] plus que moi ; mais je ne crois pas qu’avec tout son mérite il doive passer devant Diderot.

Un grand homme comme lui devrait au contraire employer son crédit pour procurer à M. Diderot cette faible consolation de toutes les injustices qu’il a essuyées. Nous remettons tout à votre prudence ; vous savez agir comme écrire.

Votre Chaumeix ne s’appelle-t-il pas Sinon dans son nom de baptême ? N’est-il pas détaché par quelque Ulysse, et Omer n’est-il pas dans le cheval ?

Il y a des gens assez malavisés pour dire que


Le petit singe à face de Thersite[5]


s’appelle un Omer dans le pays des singes : voyez la méchanceté ! Je pense que voici le temps de faire sentir aux pédants en rabat, en soutane, en perruque, en cornette, qu’on les brave autant qu’on les méprise.

Pour moi, qui n’ai que deux jours à vivre, je les mettrai à persécuter les persécuteurs ; mais surtout je les mettrai à vous aimer.

  1. Ce discours, lu à l’Académie française, dans une séance publique, le 19 janvier 1761, est intitulé Réflexions sur l’Histoire. D’Alembert y faisait un éloge indirect et délicat de Voltaire arrachant la famille du grand Corneille à l’indigence où elle languissait ignorée. (Cl.)
  2. Voyez le commencement de la lettre 4426.
  3. L’Épître à Daphné : voyez tome X.
  4. Voyez tome XXIV, page 31.
  5. Voyez la lettre a d’Argental, du 30 janvier.