Correspondance de Voltaire/1761/Lettre 4469

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Correspondance : année 1761
Garnier (Œuvres complètes de Voltaire, tome 41p. 214-215).

4469. — À MADAME D’ÉPINAI.
À Ferney, le 19 février.

Quoique ma belle philosophe n’écrive qu’à des huguenots, cependant un bon catholique lui envoie ces petites Lettres[1]. On suppose, en les lui envoyant, qu’elle est très-engraissée ; si cela n’est pas, elle peut passer la page 20, où l’on reprend un peu vivement l’ami Jean-Jacques d’avoir trouvé que les dames de Paris sont maigres ; il ajoute qu’elles sont un peu bises, mais comme ma belle philosophe nous a paru très-blanche, elle pourra lire cette page 20 sans se démonter ; à l’égard des autres pages, elle en fera ce qu’elle voudra.

On se flatte que le Père de famille a été joué, et qu’il l’a été avec succès ; ce succès est bien nécessaire et bien important : il pourrait contribuer à mettre Diderot de l’Académie ; ce serait une espèce de sauvegarde, contre les fanatiques et les hypocrites de la ville et de la cour, qui blasphèment la philosophie et qui insultent à la vertu. Pour Jean-Jacques, ce n’est qu’un misérable qui a abandonné ses amis, et qui mérite d’être abandonné de tout le monde. Il n’a dans son cœur que la vanité de se montrer dans les débris du tonneau de Diogène, et d’ameuter les passants pour leur faire contempler son orgueil et ses haillons. C’est dommage, car il était né avec quelques demi-talents, et il aurait eu peut-être un talent tout entier s’il avait été docile et honnête.

Je fais mes compliments à toute la famille, à tous les amis de ma belle philosophe ; je tiens qu’elle vaut beaucoup mieux que Mme  de Wolmar. Prend-elle son café, ou le café, dans l’entre-sol ? Je la supplie aussi de me dire si les jardins de la Chevrette ne sont pas plus beaux que ceux de l’Étange[2]. Qu’elle sache, au reste, que ceux de Ferney ne sont pas sans mérite. Si elle voulait faire encore un petit voyage dans le pays, non de Vaud, mais de Gex, on lui donnerait un petit chapitre tous les matins en prenant le chocolat, ou du chocolat. Je prie le prophète de me prophétiser quelque chose de bon sur le Père de famille. Mille respects ; et si la belle philosophe est paresseuse, mille injures.

  1. Sur la Nouvelle Héloïse, voyez tome XXIV, page 165.
  2. Voltaire fait sans doute allusion ici au jardin du baron d’Étange, jardin voisin du bosquet où un baiser de Julie brûla Saint-Preux jusqu’à la moelle. (Cl.)