Correspondance de Voltaire/1761/Lettre 4474

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Correspondance : année 1761
Garnier (Œuvres complètes de Voltaire, tome 41p. 217).
4474. — À M.  LE MARQUIS D’ARGENCE DE DIRAC.
24 février.

L’Évangile a raison de dire, monsieur : Si le sel s’évanouit, avec quoi salera-t-on[1] ? Grâce à la prudence de votre cuisinier, et à quatre doigts de lard bien placés entre les perdrix et la croûte, votre pâté[2] est arrivé frais et excellent, et il y a huit jours que nous en mangeons. Nous avons fait grande commémoration de vous, le verre à la main, non sans regretter le temps où vous avez bien voulu être de nos frères, dans votre petite cellule des fleurs.

Je ne mérite pas tout à fait les compliments dont vous m’honorez sur l’expulsion du gros frère Fessy[3] ; j’ai bien eu l’avantage de chasser les jésuites de cent arpents de terre qu’ils avaient usurpés sur des officiers du roi ; mais je ne peux leur ôter les terres qu’ils possédaient auparavant, et qu’ils avaient obtenues par la confiscation des biens d’un gentilhomme : on ne peut pas couper toutes les têtes de l’hydre.

Si vous êtes curieux de nouvelles de philosophie, je vous dirai qu’un officier[4], commandant d’un petit fort sur la côte de Coromandel, m’a apporté de l’Inde l’évangile des anciens brachmanes ; c’est, je crois, le livre le plus curieux et le plus ancien que nous ayons ; j’en excepte toujours l’Ancien Testament, dont vous connaissez la sainteté, la vérité et l’ancienneté. Une chose fort plaisante, c’est que tous les peuples anciens croyaient l’immortalité de l’âme quand les Juifs n’en croyaient pas un mot.

Si vous voulez des nouvelles de nos armées, le régiment de Champagne s’est battu comme un lion, et a été battu comme un chien. Si vous voulez des nouvelles de la marine, on nous prend nos vaisseaux[5] tous les jours. Si vous aimez mieux des nouvelles de finances, nous n’avons pas le sou.

Je vous aime, et je vous regrette de tout mon cœur.

  1. « Quod si sal evanuerit, in quo salietur ? » (Matthieu, chapitre v, verset 13.
  2. Voyez lettre 4426.
  3. Fesse était le vrai nom de ce supérieur de Jésuites d’Ornex, lieu où demeurait le Père Adam, avant la translation du domicile de ce dernier à Ferney. (Cl.) — Voyez les lettres de Voltaire à Bordes, 10 avril 1773 ; Maupeou, de mars 1774 ; à Vasselier, du 13 novembre 1775.
  4. Le chevalier de Maudave.
  5. Les Anglais, au mois d’octobre 1760, avaient pris ou détruit, vers la Jamaïque et Cuba, plusieurs frégates françaises, telles que la Sirène, la Valeur, la Fleur-de-Lis, etc. (Cl.)